
Après avoir tenté d’explorer quel pourrait être le futur de l’arme d’épaule de l’armée suisse, place maintenant au nouveau pistolet. Le remplacement de celui-ci a fait parler de lui cet été et le vainqueur de la compétition en cours devrait être annoncé d’ici la fin de l’année, mais avant d’aborder cet aspect, rembobinons un peu. Voire beaucoup.
Nous voilà à la toute fin du XIXème siècle et le Département militaire fédéral, comme il s’appelle alors, est à la recherche d’une nouvelle arme de poing. L’armée dispose alors uniquement des revolvers 1878 et 1882. Conçus par Rudolf Schmidt, comme le seront les fusils et mousquetons à venir, ils sont chambrés en 7.5 mm, par simplification de calibre avec les armes d’épaule.

Mais ces revolvers se révèlent rapidement démodés. C’est qu’à ce moment-là, les développements dans le domaine sont très rapides, notamment chez nos voisins allemands. Apparaissent ainsi le Borchardt C-93, un des premiers pistolets semi-automatiques fonctionnels, le Mauser C96, à la silhouette très reconnaissable, et le fameux Luger de chez Deutsche Waffen und Munitionsfabriken (DWM), qui s’inspire et améliore le principe du C-93. L’armée suisse teste ces différentes armes, ainsi qu’un Bergmann et un Mannlicher, tous deux autrichiens et un autre Mannlicher proposé par SIG, entre 1896 et 1898. Les officiers arrivent à la conclusion que le Luger est supérieur à tous ses concurrents.
La Suisse adopte donc ce pistolet sous le nom de Parabellum 00, alors qu’il faut attendre 1908 pour que l’Allemagne en fasse de même. La Confédération est alors un pays relativement en avance en ce qui concerne les armes de petit calibre et cela se ressent dans son équipement. En revanche, l’arme n’est pas chambrée en 9mm parabellum, mais en 7.65mm, ce qui la prive d’une certaine puissance. Les 3500 premiers exemplaires sont directement fabriqués par la DWM en Allemagne, par souci de rapidité. 1500 sont assemblée par la Waffenfabrik de Berne (W+F Bern). 10 000 exemplaires supplémentaires sont commandés en 1906 avec quelques menues modifications, donnant naissance au P06. Pendant la Première Guerre mondiale, les usines allemandes fournissent, logiquement, l’armée nationale en priorité. La Suisse rapatrie donc la production des pistolets sur son territoire, comme elle le fera d’ailleurs aussi pour ses mitrailleuses, d’origine germanique également. Mais le temps de mettre les lignes d’assemblage en route, la guerre est terminée. La fabrication continue malgré tout et une nouvelle version voit le jour en 1929, notamment pour diminuer quelque peu les coûts de production.

Malgré cela, au milieu des années 1930, l’on sent bien que le P06 commence à accuser le poids des ans et l’on commence donc à lui chercher un remplaçant. Mais malgré les essais effectués avec différentes armes étrangères, aucune ne semble convenir. Le développement d’un nouveau pistolet de conception nationale débute mais est cependant contrarié par le conflit qui embrase l’Europe une nouvelle fois. Ce n’est finalement qu’à la fin des années 1940 que le successeur du fameux « Luger suisse » est désigné : ce sera le P49 de SIG, chambré en 9mm cette fois-ci et désigné P210 pour le marché civil dès 1957. Il s’agit grossièrement de l’adaptation locale d’un pistolet français, le PA 1935A. Comme souvent avec les armes suisses, il est d’excellente facture et d’une grande précision. En revanche, son poids et son coût de production en font plus une arme de tir sportif que de guerre devant être produite rapidement et à bas prix, l’un allant souvent de pair avec l’autre. Environ 200 000 P210, toutes versions confondues, seront malgré tout fabriqués pour l’armée suisse.

Similairement au P06, les défauts de l’arme se font de plus en plus sentir au fil du temps et l’on commence à lui chercher un remplaçant dès les années 1960. Comme d’habitude, SIG se lance dans la conception et obtient le marché. Son arme est en tôle emboutie et en plastique, faisant drastiquement tomber les coûts de production comparé à son ancêtre. En revanche le pistolet n’est pas produit en Suisse. En écho au contexte actuel, le pistolet est fabriqué en Allemagne, afin de contourner la législation suisse sur les exportations d’armes. Environ 160 000 pièces sortiront des chaînes de SIG Sauer à Eckernförde.

Et maintenant ? Et bien c’est là que cela devient intéressant. Ou plus intéressant encore, on espère. Le DDPS a émis un appel d’offres pour environ 100 000 nouveaux pistolets. Selon la presse, il est question d’une commande d’un montant avoisinant les 90 millions de francs. Les évaluations en sont à leur phase finale, mettant aux prises Heckler& Koch, Glock et SIG Sauer avec son P320. Si les produits de la dernière entreprise sont bien connus de l’armée, le problème de son pistolet est qu’il y a des doutes quant à sa sécurité. En effet, il est accusé de tirer tout seul dans certaines conditions. Le Glock 17 est quant à lui en service de manière limitée, notamment auprès de la police militaire et des forces spéciales, sous le nom de Pistolet 12/15.
Si le problème existe, il n’a manifestement pas encore été décelé par le fabricant. Et même s’il n’existe pas, le mal est fait du point de vue de la réputation, comme le souligne Ian McCollum dans une vidéo relative à cette arme. En outre, il n’est de loin pas impossible que cet important contrat fasse l’objet d’une campagne de dénigrement orchestré par la concurrence, alléchée par l’importance du contrat. SIG Sauer n’a d’ailleurs pas manqué de réagir aux différents articles de journaux par un communiqué de presse dithyrambique au sujet de son pistolet.
Là où les choses deviennent corsées pour le gouvernement suisse, c’est que SIG serait la seule entreprise à accepter de fabriquer ces pistolets en Suisse. Cela permettrait de relancer une production en grande série à Neuhausen am Rheinfall (SH), de créer des emplois et… d’être en accord avec la stratégie du DDPS d’acheter le plus local possible Il y a donc certainement un dilemme à résoudre : faut-il privilégier les retours économiques dans une conjoncture tendue du point de vue de l’industrie suisse et disposer des assurances associées à une fabrication locale, ou faut-il privilégier la réputation, dans un contexte où Armasuisse a déjà assez à faire à gérer les soucis du F-35, de l’ADS15 et du système de surveillance aérienne Skyview, entre autres ? Bien malin qui saurait le dire. Il apparaît que quel que soit le choix du gouvernement, il sera vertement critiqué. Notons que l’option de la production nationale pourrait aussi avoir pour conséquence de régler les soucis du P320. La fabrication aux standards suisses pourrait en effet remédier aux problèmes constatés jusqu’ici, selon une source proche du dossier.
L’OG Panzer est d’ailleurs sortie du bois cet été pour soutenir une arme de fabrication locale, c’est-à-dire le P320 de SIG Sauer, tandis que plusieurs armées et forces de police en sont déjà équipées, au Danemark, en Thaïlande, aux États-Unis et aussi en Suisse. Un bon point pour cette arme ? Rien n’est moins sûr. C’est que, dans le cas où il serait sélectionné, resteraient malgré tout nos lois sur les exportations de matériel de guerre, faisant qu’outre le marché civil suisse, il ne pourrait guère trouver de débouchés commerciaux. Dès lors, pour pérenniser la chaîne de production, il faudrait échelonner la production sur de longues années, ce qui ne plairait guère aux militaires.
Ce dossier démontre, si besoin était, que les choses sont très loin d’être simples quand il s’agit de procéder à une acquisition de matériel, fusse-t-elle d’un « banal » pistolet. Dans tous les cas, nous devrions connaître le gagnant de cet appel d’offres dans les semaines à venir. Le renouvellement de l’arme de poing figurera dans le Programme d’armement 2026 et l’introduction auprès de la troupe se fera en 2028 déjà. Ce n’est rien de dire que le résultat fera parler de lui.
Sources :
Maître Luger, « Luger Modèle 1906 – Le Splendide Parabellum Suisse », 25.04.2025 : https://www.youtube.com/watch?v=eqWCrq7utKU
MORET, Jean-Charles, « Les parabellum de l’armée suisse », in Fort de Litroz, sans date : https://www.fortlitroz.ch/les-parabellum-de-larmee-suisse/
Maître Luger, « SIG P210 – L’Excellent (et Coûteux) Pistolet Suisse », 01.12.2023 : https://www.youtube.com/watch?v=Ra4N6CEnUz4
MATTENBERGER, Rémy, « Le SIG P210 », in L’Arquebuse de Genève, sans date : https://www.arquebuse.ch/gen_pages.php?f=musee_sig_p210.txt
MORET, Jean-Charles, « Le pistolet SIG P210 de l’armée suisse », in Fort de Litroz, sans date : https://www.fortlitroz.ch/le-pistolet-sig-p-210-de-larmee-suisse/
MATTENBERGER, Rémy, « Le SIG P220 », in L’Arquebuse de Genève, sans date : https://www.arquebuse.ch/gen_pages.php?f=musee_sig_p220.txt
MCCOLLUM, Ian, « Development of the SIG P220, aka the Swiss P75 Army Pistol » in Forgotten Weapons, 16.05.2018 : https://www.youtube.com/watch?v=1YXgBXvBSlk
BEDA, Claude, « Le pistolet qui tire tout seul pourrait équiper l’armée suisse », in 24 heures, 11.08.2025 : https://www.24heures.ch/suisse-larme-qui-tire-toute-seule-interesse-larmee-498904638148
BAERISWYL, Alain, « Remplacer le pistolet 75 ? » in Brèves de Babolage, 10.10.2019 : https://www.patreon.com/posts/remplacer-le-75-139333901
Objet 24.7310, question Hurter, « Nachfolger der Armeepistole 75 » ; https://www.parlament.ch/de/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20247310
Communiqué de presse de l’OG Panzer du 15.08.2025 : https://www.ogpanzer.ch/single-post/blick-man-muss-auch-mal-machen-und-nicht-immer-nur-reden-medienmitteilung-og-panzer
Communiqué de presse de SIG Sauer du 25.08.2025 : https://www.sigsauer.swiss/media/files/news-25.08-p320-factsheet.pdf
KLUSÁK, Cécile, « Der Kampf um die heimische Rüstungsproduktion » in Schweizer Soldat, 04.2025: https://www.schweizer-soldat.ch/2025/04/der-kampf-um-die-heimische-r%C3%BCstungsproduktion.html