
Ces dernières semaines, les chancelleries européennes ont fait plusieurs demandes de réexportation de matériel de guerre helvétique en direction de l’Ukraine ou d’autres pays d’Europe de l’Est. L’Allemagne souhaite en effet fournir ses anciens véhicules antiaériens Gepard, qui sont équipés de canons Oerlikon de 35 mm et nécessitent des munitions fabriquées en Suisse, ainsi que d’anciens chars Leopard II acquis par la Suisse et revendus à l’Allemagne à la suite de la diminution des effectifs et des budgets post Guerre froide. Une autre demande similaire provient de la Pologne, pour ses propres besoins. Enfin, le Danemark souhaiterait quant à lui envoyer quelques Piranhas III en Ukraine.
Si le Conseil fédéral n’est pas entré en matière en ce qui concerne les Piranhas III et les munitions de 35mm, justifiant que cela était contraire aux lois en vigueur et à la politique de neutralité, il a accepté que les anciens chars Leopard II soient réexportés, considérant qu’ils rentraient dans la catégorie des matériels excédentaires. En revanche, la même demande de la Pologne a été étrangement refusée, pour des questions de calendrier… À notre sens, si le délai est long pour fournir des équipements, cela ne devrait pas être une raison de refuser la demande et il semblerait que cet argument serve plutôt d’excuse.
Les choix effectués par le Conseil fédéral ne porteront-ils pas atteinte au crédit de la Suisse sur la scène européenne ? L’industrie de défense helvète ne pâtira-t-elle pas, à l’avenir, d’un manque de confiance de la part de ses clients, puisqu’ils ne sont pas libres de disposer du matériel acquis comme ils l’entendent ? Si la chose était évidemment connue depuis longtemps, les cas concrets de réexportation européennes vers des zones de guerre ne s’étaient encore jamais produits.
La question est évidemment complexe et il est difficile de trouver un bon équilibre entre politique de neutralité, diplomatie et intérêts industriels. Notre politique de neutralité implique bien entendu des principes clairs et solidement établis. La reprise des sanctions occidentales à l’égard de la Russie l’a déjà passablement écorné, quoi qu’en disent les services du DFAE. En effet, nul doute que Moscou ne doit plus guère considérer la Confédération comme une entité neutre… D’un autre côté, il semble toujours un peu contre-intuitif de vouloir à tout prix éviter que des armes de guerre servent… à faire la guerre. De plus, la Suisse doit-elle être considérée comme un soutien de l’Ukraine si, par exemple, le Danemark venait à lui donner quelques blindés ? La réponse nous semble évidemment non, puisque notre pays n’aurait dans ce cas fourni aucun soutien, ni financier, ni logistique ni administratif pour cela. En revanche, la question se complexifie dans le cadre qui est le nôtre, puisque les sanctions précitées interdisent à la Suisse d’exporter du matériel de guerre en Russie. Un camp ne peut donc pas être notre client tandis que l’autre le pourrait, de manière indirecte, en passant commande à l’un de nos clients, et racheter toutes les acquisitions. Comme nous l’avons dit, la question est relativement complexe.
S’il est encore trop tôt pour juger si la politique actuellement suivie par le Conseil fédéral portera préjudice à notre industrie de défense, et donc nos propres capacités militaires, et lui empêchera de profiter du réarmement actuellement en cours, il apparaît clair qu’il a très mal joué il y a de cela quelques années.
En effet, rappelons qu’en 2018, il a annoncé vouloir permettre, de manière exceptionnelle, d’exporter du matériel de guerre vers des pays en proie à la guerre civile. Cette décision a suscité une levée de bouclier parmi les milieux de gauche, le GSsA, mais aussi une partie du centre et des ONG. Une initiative a donc été lancée, pour empêcher cela mais aussi durcir les conditions dans lesquelles l’industrie suisse peut exporter des armes. Le Parlement s’est emparé l’année dernière de cette question et a largement repris les éléments de l’initiative, permettant aux initiants de la retirer. En voulant grappiller quelques menus contrats au profit de l’industrie de l’armement, le Conseil fédéral a ainsi provoqué l’effet inverse et revenir en arrière semble aujourd’hui compliqué. Le Conseil fédéral n’a donc pas toute la liberté pour agir et s’adapter facilement au gré de la géopolitique mondiale… et c’est bien de sa faute.
Ne reste donc plus qu’à voir si les pressions européennes finiront par provoquer l’inflexion du gouvernement, et si nos industriels ne pâtiront pas trop de notre politique très ambivalente en matière de matériel de guerre.
Sources :
https://www.24heures.ch/berne-poursuit-sa-drole-de-danse-avec-la-neutralite-971554849701
https://www.letemps.ch/economie/fabricants-darmes-suisses-reexportation-vers-lukraine
https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20210021
https://initiative-rectification.ch/korrektur-initiative/der-initiativtext