Le DDPS adopte une nouvelle stratégie en matière de politique d’armement

Fabrication d'un Piranha IV allant être équipé du Mortier 16 en 2022 à l'usine Mowag de Kreuzlingen (TG), @Tribune de Genève/Urs Jaudas

En 2018, le Conseil fédéral adoptait un rapport d’une dizaine de pages intitulé « Principes du Conseil fédéral en matière de politique d’armement du DDPS » visant à clarifier la manière dont le DDPS devait satisfaire les besoins de l’armée en termes d’équipement.

Le premier constat tiré de ce document était que seule une poignée de nations disposait d’une industrie de défense globale, c’est-à-dire capable de produire l’ensemble des systèmes utilisés par leur armée, comme par exemple la France, les États-Unis ou la Russie. Les autres pays dépendent donc de ces puissances, à des degrés divers. En outre, il relevait que l’arrivée des questions numériques avait passablement bouleversé l’ordre des choses prévalant jusqu’alors. En effet, si les nouvelles technologies étaient souvent développées pour des usages militaires, puis introduites plus tardivement dans le domaine civil, ce n’est plus forcément le cas depuis l’avènement de l’ère digitale. Les entreprises actives dans le domaine numérique, mais pas uniquement, sont à la source d’un certain nombre d’innovations que les armées reprennent ensuite à leur compte.

Pour ce qui est de la Suisse, la Base technologique et industrielle importante pour la sécurité (BTIS) est très fragmentaire. Hormis, entre autres, les armes légères de SIG ou de B&T, les canons antiaériens Oerlikon, les véhicules blindés Mowag ou les avions d’entraînement Pilatus, rares sont les équipements fabriqués sous nos cieux, et encore ceux-ci comportent nombre d’éléments, parfois primordiaux comme les moteurs, provenant de l’étranger. De plus, ces entreprises sont fréquemment aux mains de groupes étrangers comme Rheinmetall ou General Dynamics European Land Systems.

Face à ces différentes considérations, le DDPS souhaitait favoriser la concurrence afin d’obtenir ses systèmes au meilleur rapport qualité/prix, quitte à mettre les rares entreprises helvétiques en compétition avec leurs homologues étrangers, au travers d’appels d’offres publics. Malgré tout, ces procédures sont plus souples dans le domaine militaire que public et cela permet au département de préserver la base industrielle suisse de défense. En outre, le Conseil fédéral se réservait le droit de produire en Suisse sous licence afin de garantir l’approvisionnement de l’armée et sa capacité à durer.

Les affaires compensatoires étaient également vues comme un moyen d’assurer la pérennité de la BTIS. Fort de ces constats, le document indiquait bien évidemment qu’il n’était pas possible de s’en sortir sans coopérer avec des puissances étrangères. Il s’agissait d’échanger des informations, la R&D, la mise en commun d’achats et de soutiens logistiques ou encore le soutien lors des tests et des évaluations. Enfin, il n’était pas fait mention de partenaire à privilégier, même si le rapport parlait évidemment de l’Union européenne et de l’OTAN

Si ce soutien s’est matérialisé dans certains cas, comme les différentes acquisitions auprès de Mowag, toutes les mesures n’ont pas été systématiquement appliquées, comme lors de l’acquisition des missiles antichars Spike, pour lesquels une production sous licence n’a pas été jugée pertinente.

Le contexte ayant passablement changé depuis février 2022 avec le début de la guerre en Ukraine, le DDPS a tâché de modifier quelque peu sa politique en matière d’acquisition d’armement. Décidée en novembre 2024, celle-ci a été publiée le 20 juin dernier.

Ce nouveau rapport constate que la demande sur le marché international de l’armement est très forte, occasionnant augmentation des délais de livraison et des prix, et cela d’autant plus pour la Suisse, membre d’aucune alliance militaire et achetant des volumes de matériel relativement petits. Il dresse également le constat que les anciens systèmes sont toujours utilisés sur le champ de bataille, mais sont couplés à de nouvelles technologies, parfois peu coûteuses, pour augmenter significativement leur efficacité au combat, tandis que l’industrie de l’armement suisse s’est vue exclue des projets internationaux et de la liste des fournisseurs potentiels par différentes nations européennes (Pays-Bas, Allemagne, Danemark, par exemple).

L’objectif étant de rétablir la capacité de défense de l’armée, hypothéquée après la fin de la Guerre froide, il faudra des investissements massifs et… une industrie pour y répondre. Pour permettre à notre outil de défense de disposer des matériels dont il a besoin et de préserver la BTIS, voilà quels objectifs généraux le Conseil fédéral compte appliquer, au nombre de 5

Premièrement, il s’agira de renforcer la BTIS afin de permettre à l’armée d’augmenter sa capacité à durer. En gros, il sera question d’augmenter les capacités de production des consommables, comme les munitions et les pièces de rechange, mais aussi les compétences techniques des entreprises afin de prendre en charge tout ou partie de la maintenance des systèmes d’armes en service chez nous. Pour ce faire, il faudra identifier et de hiérarchiser les technologies importantes pour l’armée et susceptibles de trouver des débouchés à l’exportation. Il s’agira également d’identifier et de préciser les besoins de notre outil de défense au plus vite, de manière à transmettre rapidement aux entreprises des commandes fermes et autres demandes de développements technologiques. Enfin, les affaires compensatoires sont toujours considérées comme un levier efficace pour remplir cet objectif, même si celles-ci ont pour l’instant été majoritairement effectuées dans le domaine civil, comme le montre le rapport annuel 2023 de la Mise en œuvre de la stratégie d’armement du DDPS. Et cela, quand lesdites affaires ne sont pas purement et simplement réduites, comme cela a par exemple été le cas dans le cadre de l’acquisition des F-35, passant de 3,6 à 2,9 milliards.

En deuxième place, le Conseil fédéral estime qu’au vu du rythme des avancées techniques constatées entre autres sur les champs de bataille ukrainien, la Suisse devra disposer d’excellentes compétences concernant l’évaluation et le développement de nouvelles technologies sur le territoire national.

Ensuite, il s’agira de mieux collaborer avec l’Union européenne et ses différentes entreprises actives dans le domaine de la défense afin de disposer d’un accès à ces industries. La participation de la Suisse à l’European Sky Shield Initiative (ESSI) en est un des premiers exemples, mais la Suisse pourrait intégrer d’autres projets de coopération, notamment ceux mis en place par l’Union Européenne ou l’OTAN, comme la Nato Support and Procurement Agency. Les affaires passées directement de gouvernement à gouvernement est également évoqué. Rappelons toutefois que c’est au travers de ce type de contrat que la Suisse a acquis les avions de combat F-35…

Le quatrième volet de cette stratégie est de favoriser l’acquisition de systèmes produits utilisés par nos voisins, de manière à permettre une meilleure interopérabilité avec leurs forces armées. En effet, « […], les distances de transport sont courtes, ce qui présente notamment des avantages en cas de crises ou d’agression armée et accroît également la sécurité de la chaîne d’approvisionnement ».

Enfin, le DDPS est chargé d’accélérer ses procédures en ce qui concerne ses acquisitions. Rappelons encore une fois le temps qu’il aura fallu pour que les nouveaux uniformes de combat soient enfin livrés aux unités, et encore, au compte-goutte, et cela sans parler des Mortier 16 ou des drones ADS 15… Ainsi, les processus de test et de sélection devront s’effectuer avec plus de célérité, particulièrement pour tout ce qui est numérique. Sans cela, la Suisse risque de recevoir des systèmes qui, entre le moment où ils auront été testés et le moment où ils entreront en service, seront devenus obsolètes. Une des pistes évoquées pour accélérer les choses est de renoncer aux fameuses « helvétisations », à savoir modifications spécifiques pour la Suisse. C’est justement comme cela qu’a procédé Armasuisse pour le système antiaérien IRIS-T dont le contrat vient d’être signé.

Le rôle de RUAG MRO dans l’ensemble de cette stratégie sera évidemment important, puisque cette entreprise aux mains de la Confédération a à sa charge d’entretenir les systèmes principaux de l’armée et de les intégrer à l’environnement numérique du DDPS lors des différentes acquisitions. Ainsi, il n’est pas impossible que cette entreprise procède à des acquisitions ou des prises de participation dans d’autres entreprises, comme cela a été le cas en avril dernier, lorsque le Conseil fédéral a autorisé RUAG MRO à augmenter sa participation pour environ 100 millions de francs à l’entreprise Nitrochemie, qui produit notamment de la poudre à Wimmis (BE), codétenue avec l’allemande Rheinmetall.

Pour préserver, voire augmenter la taille de la BTIS, il faudra que les lois suisses relatives à l’exportation du matériel de guerre soit assouplie, ce qui est en train d’être fait, et que nos institutions politiques s’adaptent rapidement au nouveau contexte géopolitique.

Si ces principes sont globalement positifs pour l’industrie suisse active dans le domaine de la défense et pour l’armée, encore faudra-t-il voir s’ils sont mis en œuvre, et comme. De plus, les ambitions de la Suisse et de l’Europe, comme par exemple la stratégie industrielle de défense européenne (EDIS) et la publication du Livre blanc sur la défense européenne – Préparation à l’horizon 2030, seront-ils contrecarrés par les exigences de la nouvelle administration américaine en ce qui concerne les droits de douane ? Il est légitime de se poser la question, puisque il a été annoncé que pour que l’UE n’écope « que » de 15% de droits de douane, elle s’engageait à acheter pour 600 milliards de dollars d’armes aux États-Unis. Il paraît évident que ces exigences, si elles existent réellement, Donald Trump et Ursula von der Leyen n’étant pas d’accord sur le sujet, vont à l’encontre du renforcement de la base industrielle de défense européenne et de son autonomie stratégique. S’appliqueront-elles à la Suisse, pour s’éviter les monstrueux droits de douane de 39% imposés aux produits suisses exportés aux USA et annoncés le 1er août dernier ? Réponse ces prochains jours !

Sources :

Principes du Conseil fédéral en matière de politique d’armement du DDPS, 24 octobre 2018 : https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2018/2555/fr

Communiqué de presse du Conseil fédéral du 27.11.2024 : https://www.news.admin.ch/fr/nsb?id=103319

Communiqué de presse du Conseil fédéral du 20.06.2025 : https://www.vbs.admin.ch/fr/newnsb/yaX-0FA8gRpp

Stratégie en matière de politique d’armement du Conseil fédéral », 20.06.2025 : https://cms.news.admin.ch/fileservice/sdweb-docs-prod-nsbcch-files/files/2025/06/19/f7f89816-2837-4028-acfe-7d86bde833dc.pdf

« Le F-35 ne tient pas les promesses de retombées économiques », 24 heures, 30.11.2021 : https://www.24heures.ch/le-f-35-ne-tient-pas-les-promesses-de-retombees-economiques-818902156922

Mise en œuvre de la stratégie d’armement du DDPS – Rapport annuel 2023 : https://backend.ar.admin.ch/fileservice/sdweb-docs-prod-arch-files/files/2024/05/01/af6cfc8b-d0e3-4a73-b2be-46d67c8812aa.pdf

Communiqué de presse du Conseil fédéral du 30.04.2025 : https://www.vtg.admin.ch/fr/newnsb/kLeuYDBS2901C-_uT23u3