
Aujourd’hui, le Parlement et le Conseil fédéral attendent deux éléments pour, respectivement, donner le feu vert ou non à l’acquisition des F-35 et signer les offres faites par les industriels américains : le rapport cité en titre et celui de la commission de gestion du Conseil national, qui se penche sur le processus de sélection.
Après plusieurs semaines de travaux, le Contrôle Fédéral des Finances (CDF) a donc rendu son verdict. Celui-ci portait principalement sur les risques liés au programme Air 2030, qui comprend 4 volets : l’avion F-35A, le système de défense sol-air Patriot, le remplacement des systèmes de conduite des opérations aériennes et le maintien et le remplacement des installations radars. Les délais et les coûts de ces différents éléments diffèrent fortement, puisqu’il est question de 6 et 2 milliards pour les systèmes de combat, tandis que les deux autres totalisent des investissements pour 424 millions de francs. Ces derniers sont d’ailleurs en cours de réalisation, puisqu’ils ont été validés au travers des programmes d’armement 2016, 2018 et 2020, alors que le gros morceau est cours de conception.
Les questions posées par l’audit étaient les suivantes :
- Le système de gestion des risques du programme garantit-il que les risques sont identifiés, évalués, gérés et communiqués de manière adéquate ?
- Les risques financiers liés aux F-35A sont-ils correctement identifiés et gérés ?
- Les risques liés à l’interopérabilité sont-ils correctement identifiés et gérés (en particulier pour le projet C2Air) ?
- Les recommandations liées à l’audit portant sur l’efficacité de l’organisation des affaires compensatoires ont-elles été mises en œuvre de manière à pouvoir être clôturées ?
L’audit ne prend pas en compte les risques liés aux infrastructures, qui avaient justement fait parler d’elles, notamment pour les questions liées au bruit.
Si le CDF n’a pas relevé de gros manquements dans ce dossier, relevant que, globalement, la gestion des risques était assurée, il émet toutefois quelques critiques et recommandations.
La première est que « il n’existe pas de gestion formalisée qui permette une vue d’ensemble, un suivi ou une intégration au processus de gestion des risques de la Confédération », appelé R2C (« Risk to Chance », on essaie de faire d’jeun’s dans l’administration !). Dans le même ordre d’idée, si le « processus de gestion des risques est clairement défini et appliqué », il n’y a pas de procès-verbaux ou de protocoles permettant de retracer « les discussions, les débats, les critiques ou les divergences en lien avec la gestion des risques. » Les risques sont également trop peu décrits et ceux-ci ne sont pas considérés de manière intégrée, mais pour chaque programme lui-même. Cela pourrait signifier que les risques ayant trait au projet F-35 n’ont pas été mis en lien avec les autres systèmes, qui pourtant y sont liés, et l’on pense ici au système Patriot. Il semblerait même que les différents risques liés au même système ne soient pas analysés de manière transversale.
Concernant les risques financiers et comme déjà dit, les infrastructures n’en font pas partie. « Selon armasuisse, ces coûts potentiels concernent des bâtiments qui ne sont pas encore aux normes [antibruit, ndlr]. Ils n’entreraient pas dans le budget du programme, mais seraient pris en charge par le DDPS ». Ce qui est donc fort pratique. Eh oui, si ces coûts ne sont pas inclus dans le programme, alors ils ne peuvent pas être considérés comme des dépassements, même s’ils sont uniquement dus au choix du nouvel avion. On a de la suite dans les idées au DDPS ! De même le CDF a estimé qu’il n’était pas « exclu que le DDPS doive dédommager des personnes morales ou physiques qui en feraient la demande. Ce risque devrait être considéré dans le cadre de la gestion des risques du projet. »
Plus cocasse, le CDF s’est enquis de la diminution de 20% du nombre d’heures de vol du F-35A par rapport à ses concurrents et son prédécesseur, pour finalement en conclure qu’il n’est pas compétent pour juger de cela…
Moins rigolo en revanche, l’audit demandé par le Conseil fédéral pour valider son choix n’a pas pu être analysé, le CDF n’ayant rien reçu de plus que les deux pages rendues publiques par le DDPS, et qui ont coûté 550 000 CHF aux contribuables sans que l’on sache vraiment quel travail a été effectué pour cette somme.
Une des grosses critiques du rapport du CDF est que les termes employés par les gouvernements suisses et américains pour parler de « prix fixes », au sens de forfaitaire, restent soumis à un certain flou, l’expression « coûts estimés » revenant fréquemment dans le document utilisé par les deux parties pour discuter de l’offre. Le CDF conclut ainsi que « il n’y a pas de garantie juridique absolue d’un prix fixe, au sens de forfaitaire selon la jurisprudence suisse. Il est possible d’interpréter les différents éléments comme une assurance du gouvernement américain que ce dernier n’a pas l’intention de faire de bénéfice sur la transaction, mais que les coûts du constructeur seront répercutés sur l’acheteur (sur la base du principe « no profit, no loss »). Les contrats ne prévoient par ailleurs pas de mécanisme de règlement des différends, par exemple le recours à un tribunal arbitral.
Dans le même ordre d’idée, l’estimation des coûts d’exploitation pour la période 2031 à 2040 comporte certains risques, puisqu’ils sont pour l’instant uniquement basés des estimations. Celles-ci ont été faites sur le nombre d’heure de vol déclaré, mis en rapport avec « le travail de maintenance à effectuer en Suisse (nombre d’heures-hommes). Les informations ont été plausibilisées par Armasuisse ».
« En se basant sur l’ensemble de ces informations, Armasuisse estime que les coûts d’exploitation seront fixes jusqu’en 2040. Selon le projet de message sur l’armée 2022, ils comprennent le coût pour le personnel (pilotes, personnel au sol), les coûts pour le support du système et la maintenance par l’industrie et les frais de carburant. L’expérience du F/A-18 et la littérature scientifique montrent, selon Armasuisse, que ce n’est qu’après les dix premières années d’exploitation que les coûts augmentent. Toujours selon Armasuisse, les coûts d’exploitation comprennent les mises à jour standards (« updates ») des systèmes. Si la Suisse veut profiter d’améliorations (« upgrades »), des investissements additionnels seront à consentir. » Les coûts d’exploitation pour le reste du cycle de vie de l’appareil, soit de 2041 à 2060 n’a pas fait l’objet d’une offre de la part de Lockheed-Martin. « Ils ont été estimés à l’aide d’un modèle développé par Armasuisse et basé sur l’expérience de la Suisse pour le F/A-18 ainsi que la littérature scientifique. »
Ainsi, il apparaît que durant l’écrasante majorité de la durée de vie de l’avion, les coûts ne sont connus qu’au travers d’estimations, qui comportent évidemment toujours une part d’incertitude, mêmes si elles ont été jugées valables par le CDF. Celui-ci note ainsi que « En ajoutant le fait que ces coûts ont été sous-estimés aux Etats-Unis, une incertitude suffisamment importante existe pour que d’éventuels surcoûts liés à l’exploitation et la maintenance sur l’ensemble de la durée de vie des avions soient considérés comme un risque. »
Armasuisse rejette fermement cette critique, avançant même que « le CDF met considérablement en danger les intérêts de la Confédération en remettant en question les accords passés avec les Etats-Unis en tant que partenaire contractuel et en émettant des doutes quant à leur caractère contraignant, malgré des accords contractuels clairs et expressément confirmés. »
Les dernières appréciations portent sur l’interopérabilité entre les systèmes d’Air 2030 et les autres déjà en service dans l’Armée, ainsi que sur les affaires compensatoires. Concernant l’incompatibilité entre systèmes, il apparaît qu’il y a quelques lacunes dans la description des risques, ainsi que leurs éventuelles causes et conséquences. Le volet des affaires compensatoires est quant à lui conforme aux recommandations faites dans un précédent audit.
Ainsi, l’on n’en saura manifestement pas plus grâce à cet audit, les risques mis en avant par le CDF avaient déjà été soulevés par d’autres, et Armasuisse les rejette toujours. Il faudra donc attendre 2040 avant de s’avoir qui de l’un ou de l’autre avait raison.
En revanche, force est de constater que le F-35A fait l’objet d’un très fort intérêt commercial ces derniers mois, engrangeant commande sur commande, et parfois de client en disposant déjà, comme la Corée du Sud. Ainsi, il s’avère que si les États-Unis usent probablement de leur influence pour exporter leur avion, les clients se montrent satisfaits des capacités offertes et des coûts de l’appareil.
Sources :
https://www.letemps.ch/suisse/f35a-controle-federal-finances-doute-prix-fixes-viola-amherd
https://meta-defense.fr/2022/07/04/la-coree-du-sud-va-commander-20-f-35a-supplementaires/