Le Conseil fédéral commande un énième rapport sur l’alimentation de l’armée

Entrée en service de nouvelles recrues, lundi 31 octobre 2016 à la place d'armes de Thoune, @KEYSTONE/Peter Klaunzer.

Après avoir reçu deux rapports sur l’alimentation en effectifs de l’armée, respectivement en juin 2021 et en mars 2022, sans compter la très longue évaluation sur le service long rendue en octobre 2021 par le Contrôle fédéral des finances, voilà que le Conseil fédéral a commandé un nouveau rapport sur le sujet. Parce qu’après avoir lu tous ces onéreux papiers, il n’est apparemment toujours pas bien sûr du comment et du pourquoi…

Comme nous avons le cœur sur la main, ainsi que la volonté de faire économiser quelques mois à l’administration fédérale et une poignée de deniers au contribuable, nous allons non seulement dresser sous vos yeux ébahis et en avant-première les conclusions de ce rapport, mais aussi des pistes de réflexion pour pérenniser les effectifs de l’armée. Merci, de rien.

Le sujet étant large, nous aborderons un certain nombre de thématiques, de manière générale il est vrai, et déborderons parfois même du cadre, nous laissant emporter par notre plume et notre agacement. Précisons également que nous ne sommes pas partisans d’un discours selon lequel l’armée doit forcément être attractive. De la même manière que les impôts, le service militaire n’a pas pour objectif de plaire à ceux qui y sont astreints, mais bien de servir le pays. En revanche, nous estimons que l’armée a une marge de progression non négligeable dans certains domaines et que ces adaptations la servent directement, et accessoirement la rendent plus attractive.

Alors, premièrement, rappelons quelques faits. Chaque année, environ 11 000 personnes astreintes au service militaire quittent ce dernier, notamment en optant pour le service civil. Ceci accentue les tensions sur l’alimentation en effectifs de l’armée, déjà compliquée par le choix initial que font les conscrits lors du recrutement et notre démographie bien peu dynamique : seulement 1,39 enfants par femme en 2022, quand il en faudrait 2,1 juste pour maintenir la population à son niveau actuel. Mesdames et Messieurs, en 2024, c’est le moment de conclure !

Dès lors, le Conseil fédéral se pose une bien bonne question : pourquoi tout ce beau monde part-il vers de moins gris-vertes contrées ? Bien malin qui saurait répondre à cette interrogation. Il faut au moins avoir un doctorat en service militaire pour ce faire…

Et bien prenons les choses par le menu. Ce n’est pas ça qui manque, malheureusement. Premièrement, et de manière tout à fait étrange, quand les gens s’ennuient, par exemple en passant 48 heures à surveiller un hangar vide, et bien ils n’ont pas forcément envie de réitérer l’expérience. Et pour cela, il n’y a pas 150 solutions : quitter l’armée. Et oui, même si les questions militaires nous passionnent, il faut bien avouer que les occasions de bayer aux corneilles ne manquent pas lorsque l’on est sous les drapeaux. Entre les attentes (de matériel, d’ordre, d’adversaire, etc.) et les gardes, les instants remplis de vide sont légion. Bien évidemment, il est difficile de faire l’impasse sur certains de ces moments, pour des questions logistiques et/ou militaires évidentes. En outre, l’attente constitue une part importante des différents conflits, ce que les films hollywoodiens ont tendance à nous faire oublier. Mais nous pensons que nous avons moins besoin de former nos miliciens à l’attente qu’à l’action, et souhaiterions donc que les exercices soient, de la manière la plus systématique possible, focalisés sur les phases dynamiques des engagements.

De manière similaire, ces moments un peu morts, couplés à des tâches et des exercices parfois absurdes, font que les miliciens ne voient pas toujours un sens à ce qui leur est imposé. Or, bien évidemment, passer 245 jours de sa vie à faire quelque chose que l’on trouve inutile n’est pas des plus attrayants. Dingue, non ? Entre des exercices paraissant, parfois, déconnectés de ce que l’on peut voir en Ukraine, et les engagements ennuyeux au profit d’organismes purement privés et sans aucune plus-value pour l’armée (par exemple et totalement au hasard, faire du « service d’ordre » pour l’Open Air de Frauenfeld…), nombreuses sont les occasions de douter de la pertinence de son service. Ajoutons- y des formations rébarbatives comme celle sur le NBC (combien de fois n’avons-nous pas entendu « vous aurez d’autres tenues en cas de guerre, donc cette instruction ne vous sert à rien en l’état » – vivement l’introduction des nouvelles combinaisons françaises) et on comprendra bien que même les plus motivés se voient rapidement coupés dans leur élan.

Dans le même ordre d’idée, les gardes devraient être réduites au plus strict minimum, notamment grâce à différents éléments de technologie. Ça tombe bien, le budget de l’armée va connaître une augmentation substantielle ces prochaines années. Caméras, détecteurs de mouvements, etc. devraient donc figurer dans les priorités d’Armasuisse de manière à décharger le plus possible les troupes de cette tâche ennuyeuse et démotivante. À quoi bon avoir plus de moyens s’il n’y a plus personne pour les utiliser ?

Ajoutons à cela que la qualité des cadres n’est pas toujours au rendez-vous. C’est qu’ils sont formés relativement rapidement, système de milice oblige, et doivent non seulement apprendre leur métier, mais également apprendre à apprendre aux autres. Sans compter que les volontaires manquent parfois, et que ceux qui se lancent ont été « très fortement encouragés » par leur hiérarchie. L’un dans l’autre, cela a de grosses conséquences sur le niveau d’instruction des troupes mais aussi sa motivation.

La solution ? Calibrer au mieux les exercices par rapport aux derniers enseignements ukrainiens et du haut Karabagh, notamment au niveau de ceux effectués dans le cadre de l’école de recrues – même s’il faut reconnaître que les manœuvres organisées lors des différents cours de répétitions semblent quant à elles déjà prendre en compte ces enseignements. En outre, il ne faudrait plus engager l’armée que pour des missions ayant une plus-value importante pour elle, soit en termes d’image, soit en termes d’expérience.

Plus encore, le DDPS devrait, encore une fois, profiter de son budget accru pour augmenter drastiquement le nombre de cadres contractuels et professionnels, de manière qu’il y ait en permanence un instructeur qualifié auprès de chaque section (oui oui, section). Le but ne serait pas de remplacer les cadres de milice par des professionnels dans les unités d’active, mais d’améliorer la formation de la troupe comme des sous-officiers et officiers, tout en déchargeant quelque peu ces derniers, afin de leur permettre de mieux se concentrer sur leurs propres tâches et apprentissages. Une instruction de qualité améliorerait sans doute la motivation des miliciens, tout en limitant les temps morts.

De plus, si l’instruction semble parfois peu pertinente, ce sentiment est encore amplifié par l’âge du matériel. Lorsqu’il ne semble pas antique, celui-ci est soumis à un certain nombre de pannes, une autonomie ou une efficacité limitée, etc. Ainsi, il est parfois difficile de réaliser les exercices, tandis que les soldats perçoivent bien qu’un engagement avec cet équipement daté ne pourrait que difficilement déboucher sur une issue positive. Le quotidien peut donc à nouveau sembler inutile. Espérons, une fois encore, que l’augmentation du budget de l’armée permettra de combler cette lacune. Différents crédits ont déjà été engagés pour le renouvellement des systèmes de radios, objet de fréquentes railleries, ainsi que des tenues, etc. mais d’autres matériels, notamment ceux de l’artillerie, ont un besoin urgent de modernisation.

Un autre point nous étant fréquemment revenu aux oreilles est la dissonance entre les discours officiels, l’organisation même de notre outil de défense et la réalité du terrain. En effet, si notre armée a pour but politique de servir uniquement à la défense du territoire, et est taillée pour cela, les entraînements visent, de manière assez surprenante, souvent à attaquer ou prendre un point. Si l’art de la contre-offensive doit bien évidemment être enseigné, c’est bien sur les techniques de défense que l’instruction doit principalement s’orienter. En effet, en cas de conflit, on peut supposer que la priorité sera d’encaisser le choc, comme en Ukraine. Et si nous ne sommes pas capables de faire cela correctement, alors il n’y a aucun sens à envisager des actions offensives. Cet élément a pu, partiellement, pousser des gens déjà moyennement motivés à s’éloigner définitivement du service militaire. Et même sans parler de l’alimentation de l’armée, il apparaît qu’il y aurait également quelques éléments de doctrine d’emploi à réétudier…

Toujours dans les éléments assez évidents au commun des mortels (mais apparemment inconnus de nos sept sages…), le service militaire est pénible. D’une vie confortable où l’on possède sa propre chambre, avec du temps libre, une liberté d’action, toutes les commodités imaginables, de l’intimité et une hiérarchie relativement limitée, les jeunes adultes se voient soudainement propulsés dans un monde où tout est réglé de A à Z. La journée est entièrement planifiée, sans qu’il n’y ait beaucoup de moments de détente ou d’isolement ; les relations entre les individus normées par un cadre rigide ; le quotidien plus rude avec des exercices physiques, des repas imposés, une vie en chambrée de 10 ou 15 camarades, etc. Dès lors, il est évident que cela peut en rebuter plus d’un. Le confort et l’individualisme allant en augmentant, ces différents éléments, qu’il sera difficile d’adapter autrement qu’à la marge, constitueront souvent des raisons non négligeables de sortie de l’armée. En revanche, nous pensons qu’Armasuisse devrait utiliser les moyens supplémentaires à disposition (toujours eux) pour accélérer le rythme de rénovation du parc immobilier de l’armée, permettant d’augmenter, un peu, le confort des soldats.

Enfin, et sans que nous soyons des spécialistes de la question, ne l’ayant pas expérimenté, il est possible que le service civil apparaisse comme plus flexible que le service militaire, avec des engagements plus proches de chez soi, et pouvant être planifiés lorsqu’ils arrangent le citoyen, au contraire des cours de répétition…

Vous l’aurez vu, les finances fédérales sont souvent mises à contribution à travers les solutions proposées mais c’est que, contrairement à ce que pensent certains (on ne les nommera pas), il est difficile de rendre l’institution plus attractive sans bourse délier. En outre, vous aurez certainement remarqué que ces différents investissements ne concernent de loin pas que le matériel, mais d’autres problématiques. Soulignons, comme nous l’avons déjà fait à plusieurs reprises, que le DDPS ne semble pas forcément être en mesure d’augmenter significativement le nombre de ses programmes d’armement, en tout cas à court terme, et qu’il faudra donc bien utiliser l’augmentation budgétaire de la manière la plus pertinente possible. Encombrer plus encore les différents bureaux chargés d’acquérir des systèmes d’armes ne semble donc, pour l’heure, pas la meilleure manière d’utiliser cette nouvelle manne.

Quoi qu’il en soit, gageons que vous comme nous ne sommes pas tombés de notre chaise en lisant ces lignes et il semble surprenant que le Conseil fédéral ait besoin d’autant d’experts et de rapports pour prendre connaissance de tout ceci. N’hésitez pas à ajouter vos propres réflexions en commentaire, de manière à alimenter la nôtre !

Sources :

https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/naissances-deces.html

https://www.efk.admin.ch/images/stories/efk_dokumente/publikationen/_sicherheit_und_umwelt/verteidigung_und_armee/18541/18541BE-Endgueltige-Fassung-V04.pdf

https://www.vbs.admin.ch/fr/nsb?id=99547