
Mais que se passe-t-il réellement au sein de la division comptable du Département de la défense ? La question a été posée avec insistance cette semaine, après que la SRF a dévoilé que l’armée faisait face à un « trou financier » de plus d’un milliard de francs. Les choses n’ont pas tardé à s’emballer et chaque média y va dorénavant de son petit article sensationnaliste, comme le Temps hier ou la RTS ce matin-même sur son compte Instagram, elle qui indique que « Thomas Süssli a l’intention de commander de nouvelles armes malgré le manque de liquidité ». On est ravi d’apprendre que c’est le chef de l’armée qui décide tout seul de ce que son institution acquiert, entre autres soucis de ce genre de titres. Mais bon, les journalistes ne vont quand même pas se priver de clics et de commentaires sur leurs publications. Et tant pis si on raconte des bêtises.
Alors, l’armée a-t-elle réellement commis une grosse erreur de gestion sur ces finances ? Avant d’essayer de répondre à cette question, précisons que nous ne sommes pas experts en comptabilité, et nous ne sommes visiblement pas les seuls… Quoi qu’il en soit, voilà qui explique mieux l’annulation en catastrophe des événements prévus cette année et en 2025.
Ainsi, après ce coup médiatique, l’armée a été obligée de réagir. Elle a donc envoyé son propre « patron », Thomas Süssli, ainsi que le chef des finances de l’armée, Gerhard Jakob, pour donner quelques éclaircissements. Ceux-ci ont débuté l’exercice en expliquant que le DDPS avait toujours eu des engagements de dépense. Il s’agit d’une chose tout à fait courante, puisque le matériel commandé en 2023 ne sera évidemment pas reçu cette année-là, de même qu’il ne sera pas non plus payé. Il est courant qu’il se déroule plusieurs années entre le feu vert du Parlement et la réception du système, d’autant plus si le programme est complexe et/ou fait l’objet de retards. Actuellement, ces engagements s’élèvent à 11,4 milliards de francs, auxquels il faut ajouter 2 milliards pour le matériel, les essais et les munitions.
Mais alors, quel est le problème ? Eh bien il se trouve que ce niveau d’engagement est particulièrement élevé et que certains achats devront donc être repoussés jusqu’au moment où la situation sera redevenue supportable pour les finances du DDPS. Le département estime que 800 millions de francs initialement prévus pour être utilisés en 2024 devront l’être en 2025, 400 millions seront repoussés en 2026 et 200 sur 2027. Autant dire qu’il s’agit de sommes importantes et que la capacité de l’armée à investir dans le renouvellement de son matériel va en être affecté durant quelques années, et pas les moins agitées au niveau géopolitique, semble-t-il.
À qui doit-on faire porter le chapeau de ces problèmes financiers ? Comme d’habitude dans ce genre d’affaire, les responsabilités sont diffuses. Il semblerait premièrement que le DDPS lui-même s’est écarté de sa projection financière dès 2020, demandant aux instances politiques plus de matériel qu’il ne pouvait s’en acheter. C’est que depuis que le peuple a approuvé l’acquisition de l’avion américain en septembre 2020, le F-35 ainsi que le système anti-aérien Patriot mobilisent passablement de ressources financières.
Rappelons en outre que la guerre en Ukraine, mobilisée pour expliquer les causes de ce « trou financier », ne s’est déclarée que le 24 février 2022. Tout ne peut donc lui être imputée, même s’il découle effectivement de ce conflit une forte inflation mais aussi une explosion de la demande en termes d’armement, ce qui fait mécaniquement renchérir les prix, les chaînes de production allant mettre du temps à se mettre à niveau, si tant est que cela n’arrive un jour. Ainsi, il semblerait que les hauts gradés et techniciens du Département de la défense ont pêché par excès d’optimisme, mais aussi un peu d’amateurisme dans leurs planifications.
Ensuite, il semblerait également que le département des finances n’a rien vu de cette situation. Pourtant, il est évident que chaque crédit lui est soumis avant passage au Conseil fédéral, puis aux Chambres. Fait « cocasse », le Contrôle Fédéral des Finances, instance indépendante, s’est amusé à analyser un certain nombre de choses, comme le modèle du service long en mars 2021, ce qui n’avait d’ailleurs que bien peu, voire pas d’incidence budgétaire, mais n’a rien vu de ce « trou financier »…
Enfin, les autorités politiques elles-mêmes n’avaient jusqu’ici rien décelé. Ont-elles pris la peine d’effectuer la moindre vérification ? Toujours est-il qu’ils sont nombreux au Parlement à s’étonner de ce qu’ils ont eux-mêmes validé. Jolie pirouette ! En outre, n’oublions pas que ces problèmes financiers découlent également de la volte-face effectuée par ce même Parlement. En effet, celui-ci avait demandé en 2022 que les dépenses militaires soient portées à 1% du PIB d’ici 2030, avant de se rétracter en décembre dernier sous la pression de Karin Keller-Sutter. Ainsi, ce seuil ne doit plus être atteint d’ici la fin de cette décennie, mais au milieu de la suivante, ce qui prive évidemment le DDPS de sommes considérables, 11,7 milliards sur la période concernée selon celui-ci. L’on peut imaginer quelles sont les difficultés de planifier un budget lorsque ceux qui le décident dansent le tango avec les chiffres.
Bien évidemment, le PS n’a pas tardé à s’engouffrer dans la brèche, demandant une enquête sur la gestion et les finances de l’armée. Après avoir dû faire profil bas durant des mois du fait de leur incapacité à saisir les changements géopolitiques durant cette dernière décennie, les socialistes auraient, il est vrai, eu tort de se priver de cette perche qui leur avait été tendue. Le problème du DDPS surgit donc relativement mal, alimentant les critiques à son égard à l’heure où elle aurait besoin de tous les soutiens possibles pour engager un rééquipement de ses forces.
Enfin, soulignons que la responsable de la défense et présidente de la Confédération, Mme Viola Amherd, ne s’est guère fait entendre ces derniers jours, alors que cette affaire et les questions générales qu’elle pose sont évidemment de son ressort, sinon de sa responsabilité. Mais, comme nous l’avons déjà dit, cette conseillère fédérale ne s’est jamais réellement emparée de son département. Elle n’a jusqu’ici pas véritablement donné signe de s’intéresser aux questions militaires et semble même ne l’avoir pas défendu au sein du Conseil fédéral sur les questions budgétaires ces derniers mois. Le Temps avance d’ailleurs qu’elle n’a pas informé ses collègues de la situation financière tendue, comme elle n’a d’ailleurs pas daigné venir elle-même s’expliquer devant la presse… Si elle n’a pas profité du « remaniement ministériel » provoqué par l’arrivée de ses nouveaux collègues, c’est d’une part parce que les questions de défense ont semblé revenir sur le devant de la scène, et d’autre part que les autres départements restants, notamment Justice et Police et l’Intérieur, étaient autrement plus exposés que le DDPS.
En définitive, ces différents articles mettent en lumière la situation budgétaire difficile dans laquelle se trouve l’armée suisse, coincée entre un budget restreint, un besoin important de renouvèlement du matériel, une inflation importante et une faible considération politique au sein du Conseil fédéral. Il y a donc encore fort à faire pour sensibiliser les esprits, alors même que les discours et politiques ne cessent de se durcir dans le monde entier.
Sources :
https://www.srf.ch/news/schweiz/finanzen-in-schieflage-milliardenloch-bei-der-armee
https://www.youtube.com/watch?v=uRE4M24bTT0