
D’année en année, nous essayons de couvrir l’actualité de la politique de défense de la Suisse. Ce n’est rien de dire que celle-ci s’est considérablement renforcée et complexifiée. Ainsi et comme à chaque début d’année, le Conseil fédéral a publié son Message sur l’armée, qui s’est également épaissi. En effet, si jusqu’alors celui-ci comprenait le Programme d’armement (PA), le Programme immobilier (PI) et les acquisitions de matériel, il a considérablement changé de visage cette année. Ainsi, les acquisitions de matériel sont dorénavant proposées sur 4 ans, soit de 2024 à 2027, tandis que se sont ajoutés deux arrêtés supplémentaires : l’un sur les valeurs-cibles pour l’orientation de l’armée jusqu’à 2035 et l’autre sur le plafond des dépenses de l’armée pour la période 2025 à 2028. Jusqu’alors, les arrêtés étaient uniquement annuels, laissant au Département une bonne marge de manœuvre pour élaborer cette stratégie. Celle-ci sera donc validées politiquement et sur le long terme. S’il en découle une plus grande transparence, la politique politicienne pourrait également faire peser un certain danger sur l’ensemble et empêche également une certaine réactivité.
Quoi qu’il en soit, nous allons tâcher de vous présenter ces différents éléments, un par un, en commençant par le Programme d’armement 2024, sans doute l’élément le plus attendu parmi ceux-ci.
Celui-ci se monte à 490 millions de francs, contre 725 millions en 2023, plus de 8 milliards en 2022 avec l’acquisition des F-35 et du système Patriot, 854 millions en 2021 et 1,35 milliards en 2020. L’on constate donc ici le fameux « goulet d’étranglement » financier dont il a tant été question ces derniers jours : l’on ne peut renouveler tous les systèmes qui devraient l’être et priorité a donc été donnée aux Forces aériennes en 2022, ce qui aura un impact sur une bonne partie des investissements de cette décennie.
Le PA24 comprend 5 objets différents : l’équipement des centres de calculs du DDPS pour 130 millions, des capteurs aériens pour 40 millions, le maintien de la valeur des PC-7 pour 70 millions, l’acquisition d’engins guidés sol-sol Spike pour 210 millions et enfin des mesures dans le domaine de la cybersécurité pour 40 millions de francs. Passons en revue ces éléments.
L’équipement des centres de calcul visent à donner à l’armée une plateforme digitale sûre et automatisée. Il y en aura deux, érigés en souterrain : Fundament et Kastro II. La construction de ce dernier est demandée dans le cadre du PI24, sur lequel nous reviendrons demain. La première partie des composants informatiques ont été acquis au travers des PA14 et 17, pour un total de 170 millions de francs, tandis que les PA21 et 23 ont permis d’augmenter la capacité de calcul et l’installation des premiers systèmes de conduite pour 177 millions de francs. Il n’est donc rien de dire que ces centres de calcul souterrains sont extrêmement onéreux, d’autant plus que la construction de Kastro II se monte à 483 millions ( !) de francs, comme nous le verrons dans l’article traitant du PI24.
Si 130 millions supplémentaires sont demandés au travers de ce Programme d’armement, c’est notamment pour mettre en œuvre la nouvelle plateforme digitale de l’armée permettant de centraliser les systèmes de conduite et de communication, centralisation qui fait aujourd’hui défaut, la faute à de nombreux systèmes différents n’ayant pas la capacité de communiquer ensemble. Cette mise en œuvre devra se faire durant la deuxième partie de la décennie.
L’on constate que si l’armée parle aujourd’hui de décentralisation des infrastructures, ce n’est pas le cas en ce qui concerne l’informatique, car une telle pratique aurait occasionné des coûts plus élevés encore. En outre, le DDPS n’étant pas connu pour gérer de manière très efficace ses programmes informatiques, il n’est pas dit que des surcoûts et des retards ne surviennent pas, d’autant plus que le département qualifie lui-même l’équipement et le raccordement de ces centres comme « très complexes ». Nous voilà rassurés… Pour pallier ces risques, notons toutefois que le DDPS a calculé une marge de 25%, ce qui n’est pas négligeable.
Ensuite, l’acquisition de capteurs aériens pour 40 millions de francs vise à compléter le maillage de radars existant, notamment avec des unités semi-stationnaires (facilement déplaçables) passives. Ils ne sont guère différents des systèmes déjà en service et seront installés autant sur des véhicules que des bâtiments. Leur durée de vie est d’une quinzaine d’années et ils devraient être perçus en 2026.
Le maintien de la valeur des 27 PC-7 consiste quant à lui à remplacer le système central de navigation de cet appareil mis en service en 1982 et modernisé une première fois en 2005, mais aussi à installer un équipement radio supplémentaire. Les deux simulateurs de vol doivent aussi être mis à niveau pour tenir compte de ces technologies. Ces travaux seront effectués par Pilatus et RUAG MRO d’ici 2029 et viseront à prolonger la durée de vie de ces avions d’une quinzaine d’années.
Le plus important poste de ce PA porte sur l’acquisition d’un nombre tenu secret de missile sol-sol Spike. Cet achat vise notamment à pallier le manque de moyens antichars de l’armée depuis la mise au rebut des derniers Piranhas TOW. Pour ce faire, Armasuisse a sélectionné l’entreprise germano-israélienne Eurospike en fin d’année dernière, firme ayant déjà vendu son système à 12 nations européennes, dont l’Allemagne et l’Italie. Cela suppose des risques réduits en termes de gestion de programme. En revanche, le DDPS a renoncé à le faire produire sous licence, aucune entreprise n’ayant apparemment le savoir-faire pour effectuer ce mandat à un prix raisonnable. On regrette qu’il ait fait l’impasse sur l’installation sur une plateforme motorisée, ceci devant intervenir plus tard, en acquérant des véhicules légers d’un type déjà utilisé dans l’armée. L’on peut supposer qu’il s’agit là du nouveau Eagle commençant à rentrer en service. En attendant, ce système doit être introduit en 2029.
Enfin, le dernier volet de ce Programme concerne la cybersécurité. Le DDPS explique qu’il a commencé il y a dix ans à mettre en place un système de gestion centralisé permettant de coordonner les différents services d’annuaires et de mieux collaborer avec les autres offices fédéraux. Depuis 2021, de nombreux systèmes et unités ont donc mis en œuvre cette nouvelle application. Le but est de poursuivre cet effort d’intégration de systèmes, permettant de rendre ceux-ci plus sûrs. Cette mise en commun générale de tous les systèmes est essentielle à toute nouvelle acquisition, sans quoi ces dernières ne pourront pas communiquer entre elles, les rendant bien moins efficaces, si pas inopérantes. Ces travaux se feront dès 2025 et aboutiront en 2028, par une entreprise suisse dont le nom n’est pas divulgué. Là encore, le mandat étant complexe, les risques ne sont pas négligeables et une réserve de 12% est sollicitée.
On le voit, ce PA24 concerne passablement les infrastructures numériques de l’armée, toujours à la peine aujourd’hui. En revanche, aucun programme majeur, notamment pour les véhicules, n’y est intégré. C’est que, d’après les planifications de l’armée, les Forces terrestres devront serrer les dents pendant encore un moment, le nombre de véhicules blindés devant même baisser d’ici 2035, notamment avec le retrait des Eagle 93/37, ce qui est cohérent au vu de leur âge, mais aussi celui des GMTF, pourtant relativement récents. Le renforcement des capacités numériques de l’armée est bien évidemment à saluer, et franchement nécessaire, mais il sera invisible aux yeux du public et des conscrits, qui vont donc continuer à mettre en œuvre un matériel usé et obsolète. Outre la démotivation d’une partie des miliciens, les lacunes de capacités ne sont donc pas prêtes de disparaître. Rien que de très logique : l’armée n’ayant tout simplement pas les moyens de tout faire en même temps.
Sources :
https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/85929.pdf
https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2020/569/fr
https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/65299.pdf
https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2022/615/fr
https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/75342.pdf