Propositions et changements de paradigme fusent… pour le meilleur ?

@Keystone / Lukas Lehmann

Comme le gouvernement l’a annoncé jeudi dernier, il soutiendra l’augmentation du budget de l’armée de 5 à 7 milliards de francs. Nous avons alors posé la question du cadre dans lequel celui-ci s’inscrirait, en pensant notamment à la politique de neutralité de la Suisse. C’est que depuis le début du conflit, notre pays s’est, d’une manière relativement inédite, quasiment totalement aligné avec les sanctions établies à l’encontre de la Russie par le monde occidental. Si les Suisses se sentent toujours neutres, il n’en va certainement pas de même à Washington ou à Moscou. Ceci nous permet donc de souligner cet état de fait simple : il ne suffit pas de se dire neutre pour l’être effectivement. Encore faut-il que les autres nations vous voient comme tel.

Passé ces quelques considérations, nous pouvons constater que si les fronts restent relativement stables en Ukraine, ils bougent rapidement chez nous. En effet, l’on peut constater qu’un mouvement de fond est en train de s’opérer. Ainsi, le président du PLR, le conseiller aux États Thierry Burkart (AG), s’est fendu d’un papier de position prônant un rapprochement avec l’OTAN, mais pas une adhésion, notamment parce que la Suisse ne peut espérer mettre en œuvre une défense efficace contre les missiles stratégiques intercontinentaux. Toujours au parti libéral-radical, Mme De Quattro, conseillère nationale vaudoise, serait favorable à un moratoire sur les exportations d’armement pour éviter que des armes de guerre ne servent à… faire la guerre. Après le soutien du PLR à la vente de RUAG Ammotec et sa campagne contre l’initiative « Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre », il n’est rien de dire que le « grand vieux parti » ne semble avoir aucune doctrine ni réflexion à long terme sur les questions d’industrie de l’armement et de souveraineté… À force d’aller dans toutes les directions, l’on finit nulle part. Mais cela révèle malgré tout les inflexions rapides que le conflit en Ukraine a suscité.

Dans le même temps, le journal Blick a mandaté l’institut de sondage Sotomo pour effectuer une grande enquête d’opinion auprès de la population helvète sur les questions militaires et diplomatiques. Il apparaît que 55% des sondés souhaitent augmenter « beaucoup » (28%) ou « un peu » (27%) les dépenses de l’armée. 28% souhaitent les conserver au niveau actuel et seuls 13% souhaitent une diminution du budget de l’armée. C’est dire si la position des Verts et des Socialistes va s’avérer compliquée ces prochains mois, eux qui ont pour objectif de supprimer l’armée…

Il apparaît également que 56% des Suisses seraient pour une coopération plus étroite avec l’OTAN, mais ils seraient 62% à s’opposer à une adhésion à l’alliance, tandis que 65% ( !) souhaiteraient que la Confédération participe à un programme « Dome de fer » européen, tout à fait hypothétique par ailleurs. Enfin, 62% des sondés souhaiteraient que la Suisse envoie des casques et des gilets de protection en Ukraine.

S’il est tout à fait compréhensible que le choc du conflit en Europe de l’Est suscite des réactions fortes, il nous semble opportun de ne pas laisser la machine s’emballer. À notre humble avis, la polarisation actuelle et à venir du monde nécessite une remise au premier plan de notre neutralité, et non une liquidation de celle-ci.

Pour répondre à M. Burkart, cela fait longtemps que la Suisse, petit pays, ne peut envisager à elle seule de disposer de tous les systèmes d’armement existant. Il est donc assez surprenant que cet argument devienne aujourd’hui aussi central. Soulignons d’ailleurs que l’Ukraine ne dispose pas non plus d’un système de défense contre les missiles stratégiques intercontinentaux, ce qui ne l’empêche pour l’instant pas de résister avec succès aux assauts russes.

Le rapprochement avec l’OTAN ne nous paraît pas non plus judicieux. La Suisse a certes besoin de collaborer avec ses voisins, et de s’exercer avec d’autres forces, mais elle devrait à notre avis le faire dans un cadre bilatéral, et non au travers de l’alliance militaire atlantique. Le problème d’un rapprochement avec l’OTAN et que la frontière entre collaboration et alliance risque de devenir de plus en plus floue et mince. Si la Suisse est indéniablement imbriquée économiquement, culturellement et politiquement à ses voisins européens, cela ne nous oblige à rien dans le domaine militaire, sinon être capables d’assumer seuls notre sécurité.

Certes, les pays neutres que sont la Suède et la Finlande semblent se rapprocher de l’OTAN, mais leur situation n’est pas la nôtre. Ces pays possèdent des frontières terrestres ou maritimes communes avec la Russie et se sentent donc directement menacés par cette dernière. Il est logique qu’ils recherchent donc des assurances sécuritaires, qui semblent jusqu’ici avoir joué à plein pour les pays baltes.

La Suisse quant à elle n’est de loin pas directement menacée. Un rapprochement avec l’OTAN, et donc un nouveau coup de canif dans notre politique de neutralité, n’apporterait pas un gain sécuritaire significatif. En revanche, cela peut faire perdre à notre pays son aura de pays neutre dont il bénéficiait encore jusqu’au début de l’année. Un certain nombre de commentateurs expliquent que si une guerre devait avoir lieu en Europe de l’Ouest, alors la Suisse serait certainement engagée dans le camp de l’OTAN. Mais, à nouveau, cela ne nous oblige pas à nous imbriquer à l’avance à l’alliance. L’intérêt d’être neutre, c’est justement d’éviter de se retrouver engagé dans un conflit par le biais des alliances, et l’on rappellera tout de même que cette « organisation défensive » qu’est l’OTAN est allée sans vergogne se protéger… en Afghanistan, avec le succès que l’on sait, par ailleurs.

Que l’on soit clair, la guerre en Ukraine n’est pas la faute de l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord, mais celle-ci a, ces dernières décennies, été un instrument aux mains des États-Unis pour soutenir son industrie de défense et ses visées géopolitiques. Ce qui semble logique, puisque Washington en est le plus gros contributeur, et de loin.

Quelle que soit la voie choisie, rappelons que la prospérité de la Suisse et le niveau de vie de ses habitants sont en partie dus à l’habileté de ses diplomates et politiciens pour surmonter les crises, guerres et périodes de tension sans s’impliquer outre mesure envers un camp ou l’autre, selon les possibilités du moment. Il semble donc primordial de prendre le temps de réfléchir à notre politique de sécurité future, d’autant plus en ces temps où notre Conseil fédéral ne semble pas être au sommet de son efficacité…

Sources :

https://www.blick.ch/fr/news/suisse/sondage-representatif-le-peuple-veut-rearmer-la-suisse-id17413414.html

https://www.plr.ch/actualites/communiques-de-presse/detail-des-actualites/news/la-fin-du-herisson-suisse-la-cooperation-avec-lotan-doit-etre-massivement-renforcee

https://www.letemps.ch/suisse/exportations-darmes-suisses-se-poursuivre

https://meta-defense.fr/2022/04/13/la-suede-rejoint-la-finlande-pour-adherer-a-lotan/https://www.watson.ch/fr/suisse/conseil%20f%C3%A9d%C3%A9ral/372756936-conseil-federal-la-guerre-en-ukraine-exacerbe-les-tensions