La Suisse doit elle revendre une partie de ses Leopard II à l’Allemagne ?

Char Leo 87 du Bataillon mécanisé 17, 2022, @Bataillon mécanisé 17

Telle est la question qui agite aujourd’hui les milieux de la défense et les autorités politiques suisses. Simplement, si l’interrogation est simple, y répondre ne l’est pas forcément.

Voilà maintenant quelques mois que le problème de l’état des parcs de Leopard II des nations européennes est mis en avant, car si l’engin a été très largement vendu, une importante partie des véhicules sont stockés depuis plusieurs années, parfois plusieurs décennies. Or, il ne suffit pas d’ôter la bâche et de refaire le plein de carburant pour que ces complexes machines puissent reprendre du service. Elles nécessitent au contraire un lourd passage à l’entretien, qui peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, selon l’état.

Ainsi, depuis que l’Allemagne a accepté d’envoyer son bijou en Ukraine, c’est la soupe à la grimace. En effet, après les annonces tonitruantes, la réalité s’est faite bien plus cruelle : il n’est guère possible de fournir plusieurs centaines de Leopard II à Kiev, puisque l’écrasante majorité du parc européen est en mauvais état, et que Krauss Maffei-Wegmann n’a pas la capacité de procéder rapidement à la rénovation de plusieurs dizaines d’exemplaires en quelques semaines. Ne parlons même pas des capacités de production, qui tournent autour de… 2 exemplaires par mois. Le parc en service et opérationnel est quant à lui trop restreint pour permettre des livraisons rapides. Ce sont les raisons pour lesquelles Berlin a finalement annoncé que si des chars allaient effectivement être livrés en quantité, ce seraient principalement… des Leopard I. Dans le même laps de temps, les nations occidentales font des pieds et des mains pour trouver des solutions permettant de livrer des chars modernes, faute d’anticipation technique et industrielle sur ce dossier. Et c’est bien évidemment vers la Suisse que les yeux se sont tournés.

En effet, la Confédération n’est pas la moins fournie en termes de chars, puisqu’elle en possède 279 exemplaires. 134 Leopard II WE sont en service, de même que 12 Kodiak du génie, 25 Büffel de dépannage et 12 Iguane poseurs de pont. Le reste, soit 96 chars, sont entreposés dans des hangars spécialement conçus pour cela. Ce sont ces derniers chars que l’Allemagne désirerait racheter, un courrier officiel ayant été envoyé à Berne le 23 février dernier. Si aucune réponse n’a été fournie, ni aucune démarche politique visant à mettre des chars hors service n’a été lancée, il convient de se demander si cela serait possible, ou non, et quels seraient les arguments de part et d’autre.

Commençons par les raisons soutenant une vente. Premièrement, il convient de rappeler que les chars stockés ne nous servent actuellement à rien, et que compte tenu du contexte géopolitique à moyen terme, nous ne risquons pas d’en avoir besoin. Certes, le monde se recompose, mais pas assez vite pour que la Suisse soit entourée d’ennemis d’ici une dizaine d’années. La Russie a par exemple mis plus d’une décennie à transformer son outil militaire (et manifestement, cela n’a de loin pas suffit) et politique pour rendre possible une attaque de l’Ukraine. Ainsi, les 96 Leopard II stockés ne servent actuellement qu’à priver le reste de l’armée de quelques millions de francs par année, permettant de réacquérir des compétences perdues ces dernières décennies. Les 134 chars en service permettent quant à eux de conserver les compétences quant à la mise en œuvre de ces complexes engins. Si les compétences sont donc conservées, les capacités de défense restent limitées, bien que déjà impressionnantes pour un pays de notre taille. Par comparaison, la France possède 225 Leclerc actuellement, et ne prévoit d’en conserver que 200 à terme.

En outre, le budget du DDPS, actuel et futur, ne permettrait pas de tous les remettre en service (ce qui en coûterait 350 à 400 millions de francs), comme le demande la SSO ou l’OG Panzer, et encore moins de tous les moderniser. Ainsi, une partie de ce parc restera de toute manière sur la touche, ce qui pourrait permettre de libérer une ou deux douzaines d’exemplaires pour accéder à la demande allemande. C’est d’ailleurs l’ordre de grandeur évoqué par le chef de l’armée aujourd’hui.

De plus, cela aurait-il sens d’investir autant d’argent dans des chars qui ont aujourd’hui entre 30 et 36 ans ? En effet, il faut se demander s’il ne serait pas plus économique d’investir dans de nouveaux véhicules plutôt que d’engager de très coûteux programme de modernisation. Il faut rappeler que la modernisation de 148 chars Challenger britanniques coûtera 5.5 milliards de livres sterling, soit l’entier du budget suisse de la défense.

Cela aurait également pour conséquence de considérablement rehausser le niveau de notre réputation à l’étranger, que ce soit auprès des diplomates ou de l’opinion publique en général. En effet, la position très intransigeante et conservatrice de la Suisse au sujet des réexportations d’armes lui coûte très cher en termes d’image, ce qui est bien plus dommageable que ce que certains peuvent penser, mais également du point de vue industriel. Rheinmetall a par exemple décidé d’ouvrir une nouvelle usine d’obus de 35 mm en Allemagne, Oerlikon ne pouvant exporter sa production en Ukraine, ni satisfaire à elles seules les besoins massifs des Allemands. Ce second point n’est que rarement cité, mais il est bien clair que le géant de l’armement ne construit pas une toute nouvelle unité de production que pour protéger les Droits de l’Homme et la démocratie en Ukraine, le conflit n’ayant aucune assurance de durer assez longtemps pour permettre d’amortir un tel investissement. Mais nous nous égarons un peu.

En revanche, et à juste titre, nombre d’observateurs helvétiques de la chose militaire ne souhaitent pas que ces chars soient déstockés. La guerre en Ukraine a en effet montré que la masse était un critère extrêmement important, bien plus que ce que le dogme libéral et les illusions pacifistes de l’après-guerre froide ne laissaient penser à la majorité des décideurs politiques. Ainsi, il importerait de conserver le plus possibles d’engins en Suisse.

En outre, la guerre en Ukraine montre également que ce ne sont pas toujours les engins les plus récents et les plus perfectionnés qui sont les plus utiles, mais bien ceux qui peuvent être mobilisés rapidement, et que les conscrits peuvent prendre facilement en main. C’est pourquoi il semble donc moins important d’envoyer la dernière version des Leopard II en Ukraine, la 2A7, que d’envoyer rapidement des chars, quel que soit le modèle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les livraisons d’anciens équipements soviétiques étaient initialement privilégiées.

Quelle que soit la décision prise par nos autorités politique, elle prendra de toute manière du temps. Peut-être même trop. Quoi qu’il en soit le débat sur ce que doit être notre armée et quels doivent être les outils à sa disposition, ainsi que notre politique de neutralité ne sont pas près de s’apaiser, loin de là.

Sources :

https://www.vbs.admin.ch/fr/ddps/faits-chiffres/departement.html

https://www.opex360.com/2023/03/03/lallemagne-demande-a-la-suisse-de-revendre-des-chars-leopard-2-a-rheinmetall/

https://www.blick.ch/fr/news/suisse/lettre-a-la-conseillere-federale-viola-amherd-lallemagne-demande-a-la-suisse-de-lui-fournir-des-chars-leopard-id18365004.html

https://sog.ch/fr/2023/01/communique-de-presse-la-sso-exige-la-priorite-pour-le-budget-militaire-pas-de-vente-de-chars-leopard

https://www.ogpanzer.ch/single-post/offiziere-fordern-70-zus%C3%A4tzliche-panzer

https://www.rts.ch/info/monde/13825483-pourquoi-les-chars-dassaut-europeens-peinent-a-arriver-en-ukraine.html

https://www.rts.ch/info/suisse/13097158-fautil-sortir-du-rebut-la-centaine-de-vieux-chars-leopard-de-larmee.html

https://www.opex360.com/2023/02/16/surprise-au-royaume-uni-le-developpement-du-char-challenger-3-a-pris-de-lavance-sans-depasser-les-couts/