
Avec les diverses incursions de drones au-dessus de la Pologne ou du Danemark dont il a été question ces derniers temps, il n’est guère étonnant que la question de la lutte contre ces aéronefs (très) légers soit omniprésente dans les médias de toute l’Europe. Et en Suisse, qu’en est-il ?
Bien entendu, des moyens lourds ont été sélectionnés ces dernières années : le Patriot et le F-35 en 2021, l’IRIS-T l’année dernière. Mais ceux-ci ne nous seront livrés que dans plusieurs années, après quoi il faudra encore du temps pour que la troupe se les approprie. Ils ne sont en outre pas adaptés à la lutte contre les drones légers. Leurs vecteurs coûtent en effet bien trop cher pour que leur utilisation soit soutenable sur la durée, alors que leur cible coûte au grand maximum 20 000 dollars, pour les modèles les plus avancés.
Il est d’ailleurs piquant de lire l’ancien chef des Forces aériennes justifier l’acquisition des F-35 en en faisant le must de la lutte antidrone. L’heure de vol de l’avion américain coûte à elle seule plus que le prix du drone, sans parler du missile qu’il faudrait utiliser pour le neutraliser… Plus piquant encore, Martin Pfister l’a bien compris et ne s’est pas privé de l’expliquer publiquement, sur les ondes de la RTS quelques jours après la malheureuse prise de parole de son ex-cadre. Si le nouveau Conseiller fédéral en charge du DDPS connaît manifestement ses dossiers, l’étalage de ces divergences de vue au plus haut niveau laisse sans doute un goût amer à ceux qui s’intéressent à la politique de défense du pays. N’y a-t-il actuellement rien de mieux à faire que de s’écharper par micros interposés ?
En attendant, les Forces aériennes ne disposent que de moyens limités. Elles possèdent en effet des canons antiaériens de 35 mm 63/12. Acquis pour la première fois en 1963, ce système a été modernisé au fil des ans. La dernière fois remonte au Programme d’armement 2015, mis en œuvre entre 2016 et 2020. Celui-ci a permis d’équiper deux groupes de DCA d’un réseau de capteurs, le troisième en disposant déjà, afin d’interconnecter les appareils de conduite du tir avec un ouvrage de commandement central, de changer 55 canons, de modifier la plateforme de trois centres de contrôle et d’acquérir des pièces de rechange et du matériel logistique.
Le Programme d’armement indiquait que cela devait permettre de maintenir ce système en service au moins jusqu’à… 2025, mais d’après le document Avenir des Forces aériennes, qui articule toute la stratégie d’acquisition des Forces aériennes pour la décennie à venir, ces canons devraient encore servir pendant une dizaine d’années. Aussi anciens qu’ils soient, ils restent pertinents pour cet usage, comme les Gepard livrés à l’Ukraine le démontrent, eux qui sont particulièrement efficaces contre les drones russes. En revanche, ils ne peuvent pas neutraliser les cibles les plus petites comme les minidrones et il en va de même de nos canons.
L’autre élément de notre modeste défense anti-aérienne à courte portée est composé des MANPADS FIM-92 Stinger, acquis auprès de l’américain Raytheon en 1994. Là encore, ces systèmes, bien qu’encore pertinents contre des avions ou des hélicoptères, sont trop coûteux pour pouvoir être utilisés de manière rationnelle contre des drones.
L’armée suisse est ainsi limitée dans ses capacités de lutte contre les minidrones. Le Conseil fédéral l’a d’ailleurs reconnu en mai dernier en répondant aux questions du Conseiller national Lukas Reimann (UDC, SG). Ainsi, les places d’armes et autres casernes ne sont ainsi guère protégée, sinon par… des interdictions de survol. L’acquisition de camouflage multispectral est à l’étude, afin de protéger passivement les troupes sur le terrain, mais rien d’autre n’avait été entrepris jusqu’alors, si ce n’est des mesures liées au comportement de la troupe.
C’est dans ce contexte que le DDPS s’est senti obligé de communiquer sur son utilisation des drones et les moyens de s’en prémunir, aujourd’hui même. Le département a ainsi annoncé, comme prévu par le Programme d’armement, que trois entreprises allaient fournir des minidrones, des accessoires et des prestations de service, pour un montant de 108 millions de francs. Plus surprenant, dans le sens où les documents officiels n’en ont guère parlé jusqu’ici (ou alors on n’a pas été assez attentif), il a également annoncé qu’un système semi-mobile permettant de détecter et d’intercepter des minidrones avait été testé avec succès durant l’été 2025. L’objectif est maintenant d’inviter des entreprises à soumettre des offres puis de sélectionner un modèle précis de cet équipement pour lequel aucune précision n’a été donnée. Il sera introduit « dans un délai proche ». Mystère, mystère…
La Suisse devrait-elle en faire plus ? Certainement ! Le peut-elle ? Grande question. Pour rappel, le conseiller national Beat Flach (VL, AG) a déposé durant la session d’été 2025 une motion invitant le Conseil fédéral à élaborer un Programme d’armement complémentaire d’une valeur de 500 millions afin d’acquérir, entre autres, des capacités de défense aériennes basées au sol. Ce montant, sorti du chapeau à la dernière minute, semble faible, même si tout est bon à prendre dans le contexte actuel. Ainsi, la commande de 19 exemplaires de Skyranger 30 par l’Allemagne en février 2024 se monte déjà à 595 millions d’euros… Quoi qu’il en soit, la motion a été refusée et tant le législatif que l’exécutif fédéral semblent vouloir respecter à tout prix l’orthodoxie budgétaire.
Mais si les finances sont évidemment un facteur limitant, il n’est pas le seul. En effet, le commandant désigné des Forces aériennes, Christian Oppliger, a expliqué dans le dernier numéro de la Revue Militaire Suisse que la mise en œuvre des nouvelles acquisitions mobilisait passablement de spécialistes au sein de ses unités, sans parler des diverses réorganisations à effectuer pour que ces équipements puissent être mis en œuvre efficacement et de manière intégrée. Ainsi, il n’est pas certain qu’un système supplémentaire puisse être raisonnablement acquis ces prochaines années sans venir obérer des ressources ailleurs, à moins que les retards dans les livraisons des Patriot et des F-35 ne laissent quelques spécialistes désœuvrés…
Enfin, le DDPS semble s’arc-bouter sur les différents documents stratégiques Avenir des Forces terrestres, Avenir des Forces aériennes et Conception générale cyber, élaborés durant la deuxième partie de la décennie 2010. Or, évidemment, les choses ont passablement évolué depuis le moment où ces documents ont été rédigés, surtout en ce qui concerne les deux premiers. Si une certaine stabilité et prévisibilité ne feront pas de mal à l’armée, ballottée entre différentes réformes qui n’ont pas été menées jusqu’au bout durant les 20 dernières années, un peu de capacité d’adaptation ne serait pas de trop non plus. En cela, le fameux « livre noir », élaboré dans l’urgence et publié en 2023, n’a pas amené de grands bouleversements.
L’un dans l’autre, la capacité de défense aérienne à courte portée et contre les minidrones, si elle n’est pas inexistante, semble condamnée à rester limitée dans les prochaines années. La Suisse peut-elle se payer le luxe de l’attentisme dans ce domaine ? L’avenir le dira sans doute bien assez vite.
Sources :
RAUCH, Raphael, « La Suisse ne pourrait pas repousser de drones russes, alerte l’ex-chef de l’armée de l’air », in Blick, 14.09.2025 : https://www.blick.ch/fr/suisse/f-35-la-suisse-pas-capable-de-repousser-les-drones-russes-id21229954.html
REVAZ, Philippe, « Martin Pfister: « L’armée n’est pas capable de défendre la Suisse de toutes les menaces imaginables » » in RTSinfo, 19.09.2025 : https://www.rts.ch/info/suisse/2025/article/martin-pfister-l-armee-suisse-face-aux-defis-de-securite-actuels-29002960.html
Brochure du programme d’armement 2015 : https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/40585.pdf
Interpellation de Lukas Reimann au sujet des vols de drones suspects, 21.03.2025 : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20253346
Communiqué de presse du DDPS, 03.10.2025 : https://www.vbs.admin.ch/fr/newnsb/NSW_6hBIxjQxmauoxB3eQ
Débat sur le Message sur l’armée au Conseil national du 05.06.2025 : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=68017
HOFFMANN, Lars, «Lieferverzögerung von Skyranger-Flakpanzern für die Bundeswehr erwartet», in Hartpunkt, 06.11.2024: https://www.hartpunkt.de/lieferverzoegerung-von-skyranger-flakpanzern-fuer-die-bundeswehr-erwartet/
OPPLIGER, Christian, « Les Forces aériennes en pleine mutation – La capacité de défense au centre des préoccupations », in Revue Militaire Suisse, n° thématique aviation 2025, pp. 5-10.