
On a mis un peu de temps à s’y mettre, mais on a finalement réussi à décoller du canapé. Et contrairement au F-35, c’est pas pour finir au fond de la mer !
Mais trêve de blagues subtiles et objectives, et penchons-nous donc sur le papier cité en titre. Tout d’abord, il convient de préciser que « Republik » est un média d’information bourbine lancé il y a 4 ans de cela et financé intégralement grâce aux abonnements. Vu les résultats des votations du weekend, c’est pas plus mal pour lui. Celui-ci s’est fendu d’une enquête d’une vingtaine de pages A4 sur l’acquisition du F-35 par la Suisse. Publiées en trois parties au milieu du mois de janvier, ce (très) long format avait pour but de passer en revue de nombreux aspects liés à cette acquisition. Si nous partageons la critique selon laquelle de très (trop ?) nombreuses sources sont anonymes (ce qui n’est malgré tout guère étonnant dans ce genre de dossiers, où les secrets d’État sont nombreux) et proviennent en partie des entreprises retoquées par le DDPS, il convient de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Sur 20 pages, il est évident que tout n’est pas erroné. D’ailleurs la plupart des interrogations soulevées par ce journal pratiquement inconnu chez nous avaient déjà été largement partagées ailleurs, que ce soit dans les médias spécialisés ou grand public.
Ainsi, la première partie de cette enquête révèle que le Département des affaires étrangères avait entrepris de très larges négociations avec l’État français, et les avait poursuivies quasiment jusqu’à l’annonce du choix du F-35 par le Conseil fédéral le 30 juin dernier. Ces discussions portaient notamment sur un soutien accru de l’Hexagone envers la Suisse sur le dossier européen mais aussi une augmentation du versement effectué par Paris de l’impôt sur les frontaliers. Cela aurait représenté 3.5 milliards de francs sur 30 ans, une somme non négligeable pour une acquisition à 6 milliards de francs. Et d’autant plus si l’on considère les écarts financiers entre les concurrents.
Il s’avère que la déception française a été d’autant plus grande que les négociations avec nos voisins ont continué jusqu’à la dernière minute, Messieurs Cassis et Maurer jouant apparemment leur propre partition sans ce dossier. Ainsi, le gouvernement et les diplomates français ont été surpris et passablement échaudés par la décision du Conseil fédéral, puisque tous les signes les donnaient gagnants, et ce pendant presque toute la campagne d’évaluation. La presse suisse faisait d’ailleurs état d’une partie gagnée pour Dassault quelques semaines encore avant l’annonce du choix par le Conseil fédéral. Il est donc peu surprenant que ce dernier ait été mal pris en France, qui a depuis largement effacé la Suisse de son agenda diplomatique. Or, en relations internationales, difficile de faire pire que d’être ignoré.
La deuxième partie porte sur l’avion lui-même, et la procédure suivie pour le sélectionner. Une des premières questions, et qui continue de faire couler beaucoup d’encre, en Suisse comme ailleurs est la suivante : « Comment est-il possible que le F-35 soit justement exploité en Suisse à un prix plus bas que partout ailleurs ? »
Selon les journalistes de Républik, l’évaluation des aéronefs aurait été faite selon la méthode d’évaluation « Analytic Hierarchy Process » dont le nombre de points est relatif. En gros, les résultats ne sont pas linéaires ; s’il y a une différence de résultats, même minime, alors le résultat en termes de points devient vite important. Cette méthode relativement peu utilisée cristallise les critiques des perdants, qui ne comprennent pas forcément d’où l’écart avec l’avion américain provient, notamment en termes de coûts.
Une des premières incompréhensions vient du fait que le nombre d’heures proposé par Lockheed-Martin ne correspond pas à la demande du DDPS, à laquelle les autres candidats se sont strictement conformés. En effet, l’avionneur américain a fait une offre pour 140 heures de vol par année quand les autres ont articulé les leurs sur 180 heures, ce qui permet évidemment de faire largement baisser les coûts d’exploitation. Les perdants indiquent d’ailleurs que leurs avions et leur système de formation permettraient également de descendre en-dessous des 180 heures, mais le DDPS ne leur a pas laissé l’occasion de fournir une nouvelle offre basée sur cette donne. L’on peut donc comprendre le sentiment mitigé de Boeing, Airbus et Dassault sur la procédure. Comment parler d’équité de traitement lorsque l’on permet à l’un des candidats de faire des offres en dehors des critères définis ?
En outre, il semblerait que les coûts d’infrastructure et de protection face au bruit aient été largement sous-estimés. Les exemples norvégiens et danois ont en effet montré que le F-35 nécessitait de lourds investissements dans ces domaines. Or le DDPS a estimé que seuls 100 millions seraient nécessaires pour l’infrastructure et… 0 pour la protection contre le bruit ! Seulement, le F-35 produit 3 décibels de plus que le F/A-18, soit un bruit deux fois plus fort. Les riverains accepteront-ils ces nuisances renforcées sans broncher ? Le DDPS se borne pour l’instant à dire que la diminution du nombre de décollages permettra de compenser, mais la réalité opérationnelle des pays mettant déjà en œuvre cet avion montre que ce n’est pas si simple. De plus, les normes dans ce domaine ne vont aller qu’en se renforçant. Dès lors, il est peu probable que l’introduction du F-35 ne provoque aucun coût pour protéger les riverains du bruit accru provoqué par l’avion.
Enfin, Republik note que le facteur de risque a été évalué à 1.4% pour le F-35, quand il atteint 3% pour l’achat de véhicules Iveco ! Seulement, si les véhicules Iveco sont des machines très simples et opérationnelles, le F-35 Bloc 4 que la Suisse doit mettre en œuvre n’existe en réalité pas encore. Un certain nombre de failles de l’avion doit encore être résolu et l’on parle également de développer un nouveau moteur, tant celui qui équipe actuellement l’avion ne donne pas satisfaction en termes de durée de vie et de maintenance, mais aussi et surtout de puissance électrique délivrée pour le Bloc 4. Autant de facteurs pouvant entraîner de nombreux et importants surcoûts, manifestement sous-estimés par le DDPS.
Le troisième volet de l’enquête se penche également sur les coûts, en essayant de comprendre si les conditions obtenues par la Suisse, très avantageuses selon le DDPS, avaient force de loi. Premièrement, il convient de rappeler qu’aucun pays ni industriel ne vend à perte. Nous l’avons déjà dit, et Republik le rappelle fort justement également. Malgré tout, les responsables du Département de la défense ne cessent de répéter que les prix sont fixes et que le gouvernement américain paiera la différence le cas échéant. Derrière ces belles déclarations semble se cacher une vérité plus nuancée que cela. Premièrement, « les conditions générales du programme FMS stipulent que les prix proposés sont des estimations, qu’aucun délai de livraison ne doit être respecté et que le client paie la différence si l’achat d’armement devait coûter plus cher. » En outre, les prix ne sont encore pas fixes, puisque les lots de F-35 que la Suisse doit recevoir n’ont pas encore été négociés par les États-Unis.
Les déclarations suisses suscitent également l’interrogation aux États-Unis, où Jonathan Caverley, professeur de stratégie au Naval War College et spécialiste des acquisitions d’armement indique qu’il n’est jamais arrivé que les Etats-Unis proposent des prix fixes à un acheteur étranger pour une telle acquisition. Il serait donc pour le moins surprenant que la petite Suisse ait obtenu ce que tous les autres n’ont pas eu. En outre, les États-Unis ne doivent certainement pas être intéressés par des prix fixes, eux qui n’ont eu de cesse d’augmenter le budget consacré au F-35, à tel point que la soutenabilité du programme à long terme suscite de réelles interrogations et que l’on se questionne actuellement sur la possibilité de réduire les objectifs de commande. Peut-être d’ailleurs que cette réflexion n’est pas étrangère aux derniers succès de l’avion en Europe : cela permettrait de compenser une future diminution des commandes domestiques.
En plus de toutes ces interrogations, le quotidien Le Temps nous a appris le 8 février dernier que les industriels suisses tiraient passablement la moue. Au lieu des 5.6 milliards d’affaires compensatoires qui avaient initialement été annoncées, ils n’en obtiendront en effet que 4.2 milliards. Et là encore, on s’interroge, et pas qu’à gauche. Le Groupe romand pour le matériel de défense et de sécurité ou encore le Conseiller aux États vaudois Olivier Français font état de leurs inquiétudes. Dès lors, comment faire passer cette acquisition auprès du grand public si les grands soutiens de la première heure ne sont eux-mêmes pas convaincus ?
En définitive, force est de constater que plus les informations sont publiées, plus les interrogations sont nombreuses. Ce devrait normalement être le contraire mais voilà, comme un certain nombre de personnes le disent depuis juin dernier, les annonces du Conseil fédéral à l’endroit du F-35 paraissait tout de même fort optimistes. Le DDPS saura-t-il inverser la tendance ? Rien n’est moins sûr.
Sources :
https://www.republik.ch/2022/01/12/die-kampfjet-saga-folge-1-der-geplatzte-deal-mit-paris?
https://www.republik.ch/2022/01/13/die-kampfjet-saga-teil-2-eine-wahl-mit-turbulenzen
https://www.republik.ch/2022/01/14/die-kampfjet-saga-teil-3-getarnte-kosten
https://www.letemps.ch/suisse/choix-f35-france-tourne-suisse
https://www.letemps.ch/suisse/f35-plus-bruit-fa18
https://www.letemps.ch/opinions/f35a-choix-viola-amherd-toujours-plus-controverse
https://www.letemps.ch/suisse/f35a-linquietude-monte-affaires-compensatoires