Et ce qui devait arriver arriva

Présentation du F-35A le 23.03.2022 à Emmen, @Neo-Falcon Creations,

Hier, le Conseil fédéral, par la voix de Martin Pfister, a annoncé que le gouvernement des États-Unis n’entendait curieusement pas sponsoriser l’acquisition helvète d’avions F-35. On ne sait pas vous, mais de notre côté, nous étions vraiment, mais alors vraiment très surpris. Qui aurait bien pu prévoir ? En tout cas pas nous ou, par exemple, le média suisse-allemand Republik ou encore le Contrôle fédéral des finances, qui annonçaient tous la chose depuis 3 ans… On ne dira pas que l’idée même d’aller voir si Washington ne voudrait pas être un peu sympa avec nous et faire un petit geste financier nous a fait rire (jaune). Voilà à quoi nous en sommes réduits sur des dossiers aussi importants… ?

Une première question se pose donc : Viola Amherd a-t-elle vraiment cru à ce qu’elle disait lorsqu’elle indiquait que la Suisse allait profiter d’un prix fixe, ce qu’aucune nation n’avait obtenu jusqu’ici ? Ou alors a-t-elle seulement voulu faire passer la pilule le temps que le contrat soit signé et que plus rien ne puisse être fait pour revenir en arrière ? Eh bien c’est ce que la Commission de gestion du Conseil national devra, entre autres, déterminer. Le Conseil fédéral a tout de même publié les avis de droit commandés sur la question et qui semblent indiquer que si la notion de prix fixe était présente dans le contrat signé entre les gouvernements helvètes et américains, il fallait que le contrat signé entre Washington et Lockheed Martin aille dans le même sens, ce qui ne semble pas être le cas.

Si analyser le passé est une chose, préparer l’avenir en est une autre. C’est bien pour cela que le Conseiller fédéral en charge du DDPS a indiqué qu’un groupe de travail, dirigé par le futur commandant des Forces aériennes, le divisionnaire Christian Oppliger, sera chargé de déterminer comment se déroulera cette acquisition. Trois pistes sont évoquées. La première est de réduire le nombre d’appareils afin de correspondre à l’enveloppe de 6 milliards de francs accordée par le peuple au travers de la votation de septembre 2021. La seconde est de proposer au Parlement de voter un crédit additionnel afin d’assurer l’acquisition des 36 appareils évoqués initialement. La troisième est de sabrer encore dans les affaires compensatoires, qui rappelons-le, avaient déjà rétrogradé de 3,6 à 2,9 milliards.

La première alternative reviendrait à diminuer les capacités de nos Forces aériennes, qui ne pourront guère faire plus que de conserver les compétences en matière de mise en œuvre d’une flotte d’avions de combat. La seconde option est quant à elle très risquée politiquement parlant, puisqu’elle revient tout simplement à ne pas tenir compte de la volonté populaire, d’autant plus que la votation avait été gagnée avec la plus faible marge possible : 50,1% de oui. Si cela devait être le cas, l’on n’imagine pas la colère et la défiance que la décision susciterait. À raison selon nous. La troisième diminuera sensiblement le nombre d’emplois que cette acquisition était initialement censée entraîner, au moment où les droits de douane font peser une forte pression sur notre industrie. Et cela sans parler des relations entre le DDPS et les milieux industriels. Ce n’est donc rien de dire que le choix sera cornélien.

Petite divagation. Il est possible que l’option numéro une fasse resurgir un ancien scénario. De nouveaux moyens doivent être alloués à l’armée ces prochaines années tandis que les relations ne sont pas vraiment au beau fixe entre les pays d’Europe et les États-Unis. Dans ce contexte, la première alternative pourrait peut-être faire revenir d’entre les morts la planification des années 2010, qui prévoyait encore potentiellement la mise en œuvre de deux flottes d’avions différentes : 22 Gripen E/F et une trentaine d’aéronefs d’un autre modèle. Qui sait ?

La délégation suisse en train d’exposer son meilleur argument au gouvernement américain concernant le prix du F-35. Celui-ci était habilement combiné avec un « sivoupléééééé » larmoyant.

Mais bref. Aujourd’hui, nous n’en sommes pas vraiment là. Au contraire, de plus en plus de voix se font entendre pour annuler purement et simplement la commande. D’autres tentent de se baser maladroitement sur la décision du gouvernement Sanchez de ne pas acquérir de F-35, mais multiplient ce faisant les erreurs, voire les mensonges. Premièrement, l’Espagne n’a pas signé de contrat avec Lockheed Martin. La situation est donc bien différente de la nôtre. Ensuite, il s’agissait notamment de remplacer les Harrier armant le porte aéronefs Juan Carlos. Or seul le F-35 B pouvait le faire, puisque le navire ne dispose pas de catapulte de lancement, permettant de mettre en œuvre des Rafale ou des F/A-18. Ainsi, l’Espagne ne fait pas ici le choix de l’Europe, mais plutôt celui de tourner le dos aux les États-Unis, en perdant sa maigre capacité aéronavale au passage. Il est aussi possible que le gouvernement de gauche, peu porté sur la chose militaire, ne souhaitait tout simplement pas effectuer cet investissement, et qu’il a trouvé ici l’occasion idéale de draper sa décision du voile courageux, mais opportuniste, de la protestation face aux États-Unis.

Dans ce maelström d’informations, de déclarations fracassantes et de revendications, nous aimerions préciser quelques éléments. Rappelons d’une part que nous avons été sceptiques dès le départ face à cette acquisition, notamment sur la question du prix. D’ailleurs, il n’est pas dit que l’augmentation, que le Conseil fédéral n’arrive pas encore à chiffrer mais qui devrait au minimum se monter à 650 millions de francs, soit la dernière. En effet, les mesures phoniques et l’adaptation des infrastructures pourraient avoir été calculées quelque peu légèrement elles aussi. Sans parler du développement du nouveau moteur qui doit équiper le standard Block 4, promis à la Suisse…

Les membres du gouvernement américain débriefant leur entrevue avec les envoyés helvètes.

En revanche, si le prix est contestable et contesté, l’avion reste indubitablement plus moderne que ses concurrents. Et oui, on sait aussi reconnaître ce qui doit être reconnu. Ce n’est pas nous qui le disons mais… les Français eux-mêmes, au travers d’un rapport qui a beaucoup fait parler de lui dans l’Hexagone, au début de l’année. Celui-ci indique notamment que « d’après des entretiens réalisés auprès « d’officiers supérieurs » de l’AAE « ayant participé sur Rafale aux exercices pluriannuels Atlantic Trident contre des F-22 et des F-35 », les deux auteurs avancent que « l’asymétrie technologique est désormais franche ». Il précise encore que « Les pilotes français affrontant régulièrement des chasseurs de 5e génération en exercice interalliés constatent que « la mission de combat contre des chasseurs furtifs sur Rafale est impossible à gagner en l’état actuel des capteurs ».

Eh oui, si autant de nations ont commandé l’appareil, ce n’est pas pour rien. S’il s’agissait uniquement de s’attirer les bonnes grâces des États-Unis, une poignée d’appareils aurait fait l’affaire. Or, ce n’est pas ce que les pays en ayant acheté ont fait. En effet, la Norvège, les Pays-Bas, le Danemark, La Grande-Bretagne ou encore l’Allemagne, etc. ont passé des commandes supplémentaires, et cela tant sous l’ère Biden que Trump, démontrant, tout de même que ces nations devaient être satisfaites de l’appareil, du moins en ce qui concerne ses capacités de combat. La décision de ce type là plus marquante vient probablement de la Corée du Sud. Ce pays développe son propre avion de combat, avec succès et rapidité, semble-t-il, mais a tout de même acquis l’appareil américain. Ne parlons pas des impressionnantes opérations effectuées par Israël avec l’aéronef estampillé Lockheed Martin.

Dès lors, il apparaît que si le F-35 est évidemment plus cher que ce qui avait été présenté initialement, ce qui constitue une énorme erreur politique, reste encore à déterminer si le rapport qualité-prix est effectivement défavorable. Or, nous ne pourrons le calculer en toute connaissance de cause que dans un certain nombre d’années. En voilà un parti pris qui risque de faire grincer les dents de pratiquement tout le monde, pro comme anti F-35. On sait se faire des amis à Livret de service !

Quelle que soit votre opinion, lecteur, rappelons que le calendrier ne nous permet plus guère de marge de manœuvre. Nos F/A-18 C/D commenceront à être retirés du service en 2030, date à laquelle il n’y aura plus guère d’autres opérateurs dans le monde. Or les carnets de commandes du Rafale sont pleins et le Super Hornet ne sera bientôt plus produit. Seul l’Eurofighter pourrait être livré rapidement, les lignes de production britanniques étant par exemple à court de travail. Mais cela signifie donc aussi acheter un avion qui ne rencontre pas tout à fait un grand succès et dont le développement risque de se terminer rapidement. Quand bien même, 4,5 ans, cela fait très court pour négocier un contrat, le signer, produire des appareils et former les premiers pilotes à voler dessus. Or, nos processus sont loin d’être aussi rapides et efficaces, surtout pour des acquisitions aussi importantes.

L’un dans l’autre, le Conseil fédéral se retrouve aujourd’hui bloqué avec une énorme tuile sur les bras, et cela au plus mauvais moment. L’addition des droits de douane américains massifs et de « l’affaire F-35 » fait en effet passer le gouvernement pour très mauvais négociateur, et piètre stratège. Au moment où les fronts géopolitiques se durcissent et des décisions capitales pour l’avenir du pays doivent se prendre, cela laisse un goût particulièrement amer au souverain. Y a-t-il un pilote dans l’avion ?

Sources :

Communiqué de presse du DDPS, le 13.08.2025 : https://www.vbs.admin.ch/fr/newnsb/RDltqKeOFRJxTHJqFQPcB

Communiqué de presse de la Commission de gestion du Conseil national, le 01.07.2025 : https://www.parlament.ch/press-releases/Pages/mm-gpk-n-2025-07-01.aspx?lang=1036

Le Temps, « La Suisse contrainte de payer plus cher les F-35: le Conseil fédéral obligé de constater son échec », le 13.08.2025 : https://www.letemps.ch/suisse/le-conseil-federal-ne-connait-toujours-pas-le-cout-final-des-f-35-mais-veut-quand-meme-les-acheter

OPEX360, « L’Espagne n’achètera pas d’avions de combat F-35B pour remplacer les EAV-8 Harrier II de son aéronavale », le 08.08.2025 : https://www.opex360.com/2025/08/06/lespagne-nachetera-pas-davions-de-combat-f-35b-pour-remplacer-les-eav-8-harrier-ii-de-son-aeronavale/

OPEX360, « Une étude met en garde contre le possible « déclassement » de l’aviation de combat française », le 29.01.2025 : https://www.opex360.com/2025/01/29/une-etude-met-en-garde-contre-le-possible-declassement-de-laviation-de-combat-francaise/

OPEX360, « La production d’avions Eurofighter Typhoon est à l’arrêt au Royaume-Uni », le 08.07.2025 : https://www.opex360.com/2025/07/08/la-production-davions-eurofighter-typhoon-est-a-larret-au-royaume-uni/