Ces derniers jours, nous avons passablement parlé d’alimentation en effectifs de l’armée et de la protection civile (PCi). Cela est dû au fait que le Conseil fédéral a annoncé des (modestes) mesures pour atténuer les difficultés liées à cette question. Et si ces communications interviennent maintenant, ce n’est certainement pas par hasard : le gouvernement souhaite montrer qu’il prend le problème à bras le corps alors que la campagne sur l’initiative « service citoyen » bat son plein.
Cette proposition vise en effet à soumettre tous les citoyens, voire une partie des résidents n’ayant pas la nationalité suisse, à l’obligation de servir. Selon ses initiants, il s’agit d’améliorer la cohésion du pays, de permettre aux jeunes de s’engager pour la collectivité, d’améliorer l’égalité entre les sexes et de fournir assez de personnel aux institutions assurant la sécurité de la Confédération.
Le texte soumis à votation stipule que les effectifs de l’armée et de la protection civile doivent être garantis. Tous les autres astreints seraient donc orientés vers le service civil. Si les femmes se retrouvent soumises à la conscription, cela représentera 35 000 personnes par classe d’âge à gérer. Plus encore si les étrangers devaient se retrouver concernés par ces nouveaux articles constitutionnels.
Si les constats concernant les pénuries de personnel sont exacts et que les objectifs de cette initiative sont louables, la mesure qu’elle propose pour y remédier n’est selon nous pas la bonne, et cela pour plusieurs raisons. Nous allons ici seulement évoquer les aspects touchant plus ou moins directement à la sécurité. Les comités de campagne s’opposant à ce texte ayant déjà largement détaillé les autres inconvénients, nous n’allons pas répéter leurs propos.
Le premier argument est que cette initiative laisse de très (trop) gros flous quant à son application. Cela est relativement logique, puisqu’il s’agit d’une initiative. Le texte donne l’orientation générale puis le soin est laissé à l’Assemblée fédérale d’organiser les choses en détail. Cela dit, il est des incertitudes qui ne sont que difficilement supportables. Ainsi, de quelle manière la sélection pour l’armée, la protection civile et le service civil sera-t-elle opérée ? Comment gérer cet afflux subit de conscrits ? Que faire s’il n’y a pas assez d’institutions pour les accueillir ? Il s’agit de questions très concrètes. D’ailleurs, les organisations actives dans la gestion du service civil indiquent qu’elles manquent aujourd’hui déjà de personnel et de moyens pour encadrer les astreints. L’on se doute bien que la chose n’ira pas en s’améliorant si l’on double leur nombre…
Ensuite, cette initiative suppose une énorme réorganisation du processus de recrutement et de lourds investissements pour l’armée et la protection civile. En effet, gérer cette masse de femmes, puisque ce sont les premières concernées, impliquera de disposer, par exemple, de bâtiments adaptés et autant dire qu’ils ne le sont actuellement pas tous. Il en découlerait donc des dizaines voire des centaines de millions à investir dans un délai relativement court pour rendre ces organisations aptes à accueillir des unités mixtes. Or les finances de la Confédération ne sont pas au beau fixe tandis que l’armée a un besoin urgent de modernisation. Si les années 2000 ou 2010 auraient été bien plus propices à de telles mesures, du fait du calme géopolitique relatif, le contexte actuel, où les tensions géopolitiques sont élevées et les besoins en investissements dans l’armement forts, n’est ainsi pas favorable à ce genre de bouleversements.
De plus, l’initiative contribue à brouiller la distinction entre engagement auprès de l’armée et de la protection civile et le service civil, qui est aujourd’hui une voie de remplacement pour les objecteurs de conscience. Cette distinction est aujourd’hui plus théorique qu’effective, même si le Parlement a pris des mesures pour restreindre cette liberté de choix qui est en réalité inconstitutionnelle. Le rétablissement de l’examen de conscience est en cours d’examen tandis que différentes mesures ont été prises pour rendre le service civil moins attractif. Si l’initiative venait à passer, cependant, ce dernier ne serait plus le service de remplacement, mais une option parmi d’autres, bouleversant l’organisation actuelle. À l’heure où la priorité est à la défense dans une large majorité des pays d’Europe, cette inversion de la hiérarchie est-elle pertinente ?
Enfin, il semble curieux de vouloir répondre à un certain désamour des jeunes citoyens pour leurs outils de sécurité en étendant la conscription. En effet, la motivation ne se décrète pas et ce n’est pas en balançant des dizaines de milliers de citoyens supplémentaires dans le système que la chose s’améliorera. Dès lors, la pénurie d’effectifs que nous connaissons aujourd’hui doit être traitée par des réformes ciblées et des investissements sur la formation, le matériel, l’organisation et l’infrastructure. Nous avons tenté de détailler la liste des besoins et de donner quelques idées ici et là. Ceux-ci doivent permettre d’améliorer la situation sans bouleverser les structures de fond en comble.
L’un dans l’autre, vous l’aurez compris, nous pensons qu’il y a mieux à faire aujourd’hui pour rendre l’armée et la PCi attractives que de se lancer dans ce bouleversement massif et inefficace de l’obligation de servir.
Sources :
Arrêté fédéral relatif à l’initiative populaire « Pour une Suisse qui s’engage (initiative service citoyen) », 20.06.2025 : https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2025/2027/fr
BROTSCHI, Markus, « Le service citoyen doublerait les effectifs sans régler la pénurie », in 24 Heures, 23.10.2025 : https://www.24heures.ch/votations-le-service-citoyen-ne-reglerait-pas-la-penurie-259792576788