Le vent semble définitivement en train de tourner à Berne. En effet, après la Commission de sécurité du Conseil national, c’est celle des États (CPS-E) qui vient de faire un certain nombre de demandes, visant toutes à renforcer l’armée, et cela dans de brefs délais. Si d’aventure les deux chambres devaient suivre les recommandations de ces organes, cela représenterait un tournant fort et rapide. Rappelons que celles-ci avaient refusé d’augmenter d’un milliard de francs le programme d’armement afin d’acquérir des munitions supplémentaires.
Comble de l’ironie, la CPS-E vient justement de recommander, via une motion… d’acheter des « systèmes de défense et la quantité de munitions nécessaires pour pouvoir protéger l’espace aérien suisse et neutraliser une attaque de drones,… ». Dans le même ordre d’idée, elle a déposé un postulat chargeant le Conseil fédéral « de montrer sans attendre au Parlement comment l’armée peut – compte tenu de la dégradation croissante de la situation sécuritaire en Europe – combler le plus rapidement possible les plus grandes lacunes en matière de capacité de défense et quels sont les moyens financiers nécessaires à cet effet. ».
Deux des trois membres de gauche, soit Roth Franziska (PS, SO), et Mathias Zopfi (Verts, Glaris) se sont opposés à ces demandes, au contraire de Daniel Jositsch (PS, ZH). Cela peut paraître surprenant compte tenu du fait que ces élus ne sont pas les derniers à critiquer une armée qui investirait dans des secteurs qui ne seraient, selon eux, plus d’actualité. En outre, il est curieux de s’opposer à un simple chiffrage des besoins, celui-ci permettant de discuter sur des bases claires.
Mais passons sur les questions partisanes, car les demandes de la CPS-E ne s’arrêtent pas là. En effet, elle souhaite également que le Conseil fédéral mette sur pied une séance extraordinaire afin « d’analyser de manière exhaustive […] la situation de la Suisse en matière de politique de sécurité et de décider des mesures requises afin de rétablir le plus rapidement possible la capacité de défense globale de notre pays. » Non sans discussions, puisque la proposition a été soutenue par 6 voix contre 5 et une abstention, elle soutient également une motion déjà acceptée par le Conseil national visant à « mener des discussions avec l’Union européenne en vue d’ouvrir des négociations sur la conclusion d’un accord de partenariat en matière de sécurité et de défense ». Ici, ce sont évidemment des considérations ayant trait à la neutralité qui ont cristallisé les discussions. Le Conseil des États devrait quoi qu’il en soit probablement soutenir sa commission, donnant un mandat clair au Conseil fédéral. Il restera à voir ce qu’il ressortira de celui-ci et la manière dont le gouvernement le mettra en œuvre.
La CPS-E s’est également penchée sur la modification de la loi sur l’armée proposée par le Conseil fédéral le 7 mars et sur laquelle nous ne sommes pas encore arrêtés. C’est qu’il s’en produit du papier à Berne ! En (très gros) résumé, il s’agit de rendre les écoles plus flexibles en permettant que, selon les besoins, leur durée soit diminuée, tandis que les cours de répétition pourraient également se faire de manière plus courte, par exemple dans la logistique où des prestations pourraient être délivrées sur quelques, voire un seul jour. Il est également proposé que toutes les communications entre l’administration et les militaires se fassent par voie électronique. Il s’agit également de préciser les articles de loi concernant les réquisitions, qui ne concernent aujourd’hui que les biens physiques (bâtiments, véhicules, etc.). Il devrait à l’avenir être possible de réquisitionner des ressources, mais aussi des données, des fréquences radio ou encore des prestations.
Dans une rapide liste à la Prévert, les installations militaires de télécommunication doivent être protégées dans l’espace électromagnétique, les affaires compensatoires feront désormais l’objet d’un règlement qui n’existe pas aujourd’hui, les effectifs réels de l’armée pourront être dépassés pour une durée de 5 ans, la mobilité entre grades de milice et grades professionnel sera augmentée, la formation continue des professionnels de la santé de l’armée sera améliorée, l’action du DDPS dans le domaine de la recherche et du développement dans le domaine de la sécurité sera facilitée et encouragée, engager des militaires non armés pour fournir des conseils dans les processus de paix, et faciliter l’armement des militaires actifs dans les missions de maintien de la paix, entre autres choses.
Les deux chambres se sont déjà prononcées sur cet objet, mais avec des divergences de vue. La CPS-E a donc émis des propositions afin de les éliminer. Elle a ainsi recommandé que la durée minimale de l’école de recrues reste précisée dans la Loi sur l’armée. Elle demande également que le Conseil fédéral puisse convoquer 50 soldats pour des engagements de plus de 3 semaines sans que l’Assemblée fédérale n’ait à l’autoriser. Elle estime que la proposition du Conseil national et du Conseil fédéral de se cantonner à 18 militaires est trop rigide. Les discussions ont manifestement été animées, entre ceux qui estiment que cela donne trop de pouvoir au gouvernement, et ceux qui pensent que ce n’est encore pas assez. Toujours concernant les effectifs, et suivant en cela la chambre basse du Parlement, la commission souhaite que l’effectif réglementaire de 100 000 hommes soit un minimum, et non un chiffre absolu à ne pas dépasser, tandis que l’effectif réel ne serait tout simplement plus précisé. Enfin, la CPS-E demande que les entreprises civiles puissent également être incluses dans les affaires compensatoires, afin de gagner en souplesse et de permettre une meilleure répartition géographique de ces « offsets ».
Ces différents éléments devraient être traités lors de la session d’hiver à venir.
Comme on peut le constater, le ton semble avoir passablement changé à Berne en quelques mois seulement. L’on est passé d’une posture relativement modérée à, il semblerait, une prise de conscience des besoins énormes de l’armée quant au renouvellement de ses capacités, mais aussi des délais et du financement que cela impliquera. Si les vols de drones non identifiés en de nombreux endroits d’Europe semblent jouer un rôle, l’arrivée de Martin Pfister au DDPS aurait aussi une influence non négligeable sur ce changement de posture. De quoi remettre en question le dogme budgétaire qui a jusqu’ici fait foi au Parlement ?
Sources :
Communiqué de presse de la Commission de politique de sécurité du Conseil des États, 31.10.2025 : https://www.parlament.ch/press-releases/Pages/mm-sik-s-2025-10-31.aspx?lang=1036
Objet 25.4405, motion CPS-E « Défense contre les drones et les menaces aériennes » : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20254405
Objet 25.4406, postulat CPS-E « Combler les lacunes en matière de capacité de défense » : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20254406
Objet 25.4407, motion CPS-E « Le Conseil fédéral doit enfin évaluer la situation en matière de politique de sécurité » : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20254407
Objet 25.3529, motion CPS-N « Mandat de négociation en vue d’un accord avec l’UE en matière de sécurité et de défense » : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20253529
Objet 25.036, objet du Conseil fédéral « Loi sur l’armée, ordonnance de l’Assemblée fédérale concernant l’administration de l’armée et organisation de l’armée. Modification : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20250036
Communiqué de presse du Conseil fédéral, 07.03.2025 : https://www.seco-cooperation.admin.ch/fr/nsb?id=104410
Message relatif à la modification de la loi sur l’armée, de l’ordonnance de l’Assemblée fédérale concernant l’administration de l’armée et de l’organisation de l’armé du 7 mars 2025 : https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/2025/960/fr
RAUCH, Raphaël, « Martin Pfister aurait convaincu le Conseil fédéral d’arroser l’armée de millions » in Blick, 02.11.2025 : https://www.blick.ch/fr/suisse/armee-le-conseil-federal-se-rallie-a-une-hausse-du-budget-id21382620.html