
Le 25 juin dernier, le DDPS s’est livré à un exercice de rhétorique de haut vol, sans grand succès. Et pour cause. MM. Pfister et Loher, respectivement chef du département de la défense et directeur général de l’armement, sont venus nous annoncer que, Ô surprise, les F-35 allaient finalement coûter plus cher que prévu.
On ne sait pas vous, mais nous ne sommes pas tombés de notre chaise. En revanche, le dépit était présent à très haute dose.
Ces gentlemen nous ont donc expliqué que le prix, annoncé comme absolument fixe, ne l’était finalement pas tant que cela, et que l’acquisition de nos futurs avions de combat auprès des États-Unis allait être (bien) plus onéreuse qu’annoncé, dans une fourchette allant de 750 millions à 1,35 milliards de francs, soit entre 12,5 à 22,5% de surcoût. Ben quoi ? Potentiellement un quart d’augmentation, ça va. Faut pas se formaliser. Et si vous appuyez trop là-dessus, vous n’êtes qu’un bobo-écolo-gauchiste antimilitariste ignorant, qu’on se le dise ! L’on va encore prétendre que c’est nous qui faisons du mal à l’armée. Elle y arrive très bien tout seul. Et ce n’est pas en faisant l’autruche au sujet du département, comme le fait la droite depuis trop longtemps, que la situation s’améliorera, bien au contraire.
De notre côté, cela fait un moment que l’on se méfie des belles promesses de Lockheed-Martin, en ayant souvent l’impression de prêcher dans le désert. On devrait postuler au Contrôle fédéral des finances…
Mais pourquoi diable allons-nous donc payer plus cher ? Après tout, le département et un certain nombre de connaisseurs avaient affirmé à corps et à cri que le prix avait été contractuellement fixé, gravé dans le marbre, fermement assuré, bétonné, etc. et que Berne effectuait son acquisition par le biais du Foreign Military Sales (FMS), diminuant, voire annulant tout risque pour notre gouvernement. Nous voilà rassurés.
Mais voilà, il se trouve que même si cela était effectivement le cas (et comme personne ou presque n’a eu accès aux contrats, on ne le saura sans doute jamais, ou dans des décennies), Washington semble s’en laver royalement les mains. En même temps, quand on est la première puissance mondiale, on va pas commencer à faire des manières avec des nains comme la Suisse, hein. Faut pas déconner non plus.
Quoi qu’il en soit, nos éminents responsables ont indiqué que c’étaient notamment l’inflation et la hausse du prix des matériaux qui expliquaient ces surcoûts. Ces arguments semblent pour le moins étranges. D’une part, pourquoi se risquer à assurer que les prix sont fixes si ceux-ci sont finalement sensibles au moindre changement conjoncturel ? D’autre part, l’inflation américaine sur 20 ans se situe en moyenne autour des 3%. Même s’il y a effectivement eu un pic à 8% en 2022, celle-ci était de seulement 1,9% l’année dernière, permettant de compenser quelque peu. Dans tous les cas, il s’agit d’un phénomène connu et soumis, sur une décennie, à une relative stabilité (disons que l’on n’oscille pas entre 2 et 84%, quoi). Il est dès lors quelque peu surprenant que cela n’ait pas été pris en compte par les spécialistes chargés d’établir et de négocier le contrat. Car même à 2% d’inflation par année, sur 10 ans et avec des montants aussi importants que ceux articulés dans le cadre de cette acquisition, il était clair dès le départ que cela ferait vite des gros sous ! Et il aurait été douteux que Washington nous sponsorise généreusement parce qu’on y serait appréciés. Ce n’est manifestement pas le cas.
Et donc, nous sommes passés de « tout est absolument réglé dans les moindres détails » à « on va aller négocier avec les USA ». Et nous qui pensions bêtement que tout cela avait déjà été négocié, naïfs que nous sommes ! Plus beau encore, l’on vient aujourd’hui nous parler d’un « malentendu » entre les deux pays. Comment diable (ou plutôt, devrait-on dire, putain de bordel de merde) est-ce possible qu’il y ait des « malentendus » avec des contrats pareils, sur lesquels des armées de juristes ont planché ? Soit le département gère définitivement toutes ses acquisitions par-dessus la jambe, soit les décideurs savaient dès le départ ce qu’il en était, et ont décidé de cacher la chose au Parlement (qui ne s’est pas tellement attaché à faire preuve de curiosité) et à la population. Comme vous le voyez, aucune des deux réponses n’est satisfaisante.
Cela mine encore une fois la crédibilité de l’armée, et d’Armasuisse, mais reste-t-il grand-chose à miner aujourd’hui, tant les scandales, retards et surcoûts au sujet des projets d’acquisition s’empilent ? En même temps, comment penser que le DDPS peut acquérir sans aucun problème un système aussi complexe qu’un avion de combat alors qu’il a déjà toutes les peines du monde à changer les tenues C de nos militaires… ?
En outre cette annonce est survenue le même jour que la conférence de presse de Mme Karin Keller-Sutter au sujet du paquet d’économies fédérales. En termes de timing, on n’aurait pas pu plus mal faire. La population ne peut qu’y voir un énorme gaspillage de ressources financières à l’heure où la croissance des budgets doit être freinée au profit de l’AVS et de l’armée. Qui pourra encore soutenir cette dernière à l’avenir en cas de votation populaire ? Donner de l’argent sera forcément vu comme un gaspillage d’argent, d’une part parce que certains pensent que la Suisse ne sera jamais menacée, et d’autre part parce que le DDPS ne sait manifestement pas utiliser les sommes à disposition de manière efficiente.
Rappelons, d’une part, que la votation sur le programme Air2030 avait été remporté avec une majorité très courte de 50,1% des votants, soit quelques milliers de voix. Dans ce cadre, le Conseil fédéral ne pouvait se payer le luxe de la prétention et des prises de risque importantes. En outre, rappelons également que le département clamait, au moment du choix de l’appareil américain en juin 2021, que celui-ci était près de 2 milliards de francs moins cher que le deuxième concurrent de la liste, notamment grâce à un nombre d’heures de vol sensiblement revu à la baisse (mais seulement en Suisse, pas aux USA, hein, c’est magique) grâce au simulateur enchanté du F-35. Au rythme où vont les révélations, l’avion américain ne tardera pas à être bien plus mal classé !
En outre, la mise à jour des infrastructures n’était curieusement pas comptée dans le budget d’acquisition et va elle aussi coûter plus cher (180 millions au lieu de 120, soit 50% de plus, pour le moment), et cela alors que les mesures antibruits n’ont pas encore débuté, et que l’on se méfie d’elles comme la peste. Pour ne rien gâcher, le développement et la mise en service d’un nouveau réacteur, nécessaire au standard du Block 4 promis à la Suisse, ne fait lui non plus pas partie de l’offre de base mais sera comptabilisé sur les frais de fonctionnement. On se réjouit d’ores et déjà d’en découvrir le prix… Dernière nouvelle en date, puisque l’on est presque à une annonce scandaleuse par jour : le contrat de 2021 ne prévoyait quasiment pas de munitions pour ces nouveaux aéronefs. L’on compte 36 missiles Sidewinder et 24 « bombes » (le modèle n’a pas été précisé). Avouez que pour 36 appareils, ça fait un peu court… Ainsi, entre ce qui a été sorti de la facture initiale de manière tout à fait artificielle et les inconnues liées au développement du nouveau standard, nous marchions de toute manière dès le départ sur de très fragiles œufs. Ce que nous avons par ailleurs relevé à plusieurs reprises.
Enfin, le Contrôle fédéral des finances avait assez vite averti, en juillet 2022, qu’il n’avait « pas de garantie juridique absolue d’un prix fixe, au sens de forfaitaire selon la jurisprudence suisse. Il est possible d’interpréter les différents éléments comme une assurance du gouvernement américain que ce dernier n’a pas l’intention de faire de bénéfice sur la transaction, mais que les coûts du constructeur seront répercutés sur l’acheteur (sur la base du principe « no profit, no loss »). » Ce n’est donc pas comme si la sonnette d’alarme n’avait pas été tirée, il y a 3 ans de cela déjà. Les communicants du DDPS s’étaient alors offusqués et avaient répondu au travers d’un communiqué intitulé « Air2030 : la gestion des risques fonctionne bien ». Eh bien qu’est-ce que ce serait si la gestion des risques était mauvaise !
Et la Suisse n’est sans doute pas au bout de ses surprises, le Canada venant par exemple d’annoncer que ses F-35 allaient coûter non pas 19 milliards de dollars canadiens, mais 28, tandis que les coûts d’exploitation en Norvège et au Danemark sont annoncés comme bien plus élevés qu’anticipés initialement. Rappelons que le DDPS avait d’ailleurs indiqué n’avoir pris en compte que les données fournies par l’industriel, et ne pas avoir cherché à vérifier leur validité sur le terrain auprès de nations en exploitant déjà. Enfin, le Pentagone a proposé de n’acquérir en 2026 que 24 F-35 au lieu des 48 habituels, faisant peser des risques supplémentaires sur les coûts de production. Le Congrès fera peut-être remonter le nombre d’appareils commandés, mais cela laisse dans tous les cas un important flou planer.
Et maintenant, que faire ? Eh bien les options ne sont pas nombreuses, surtout après avoir promis monts et merveilles avec l’appareil américain. Diminuer la commande ne ferait que d’augmenter le prix unitaire de chaque appareil et il n’en résulterait pas forcément d’économies au final. En outre, cela reviendrait également à se dédire quant aux besoins de nos Forces aériennes. Changer d’appareil aujourd’hui ne semblerait pas non plus judicieux : la Suisse écoperait certainement de frais de dédites, augmentant encore le coût de cette mauvaise saga, sans parler des délais nécessaires à un nouvel appel d’offres, fait dans des conditions autrement différentes qu’à l’époque… Il semblerait donc bien que le DDPS soit coincé avec son F-35. Il doit maintenant absolument tout réévaluer au sujet de cet appareil, puis mettre cela sur la table en absolue transparence. Rien d’autre ne permettra de rétablir un semblant de confiance envers le département, et notamment Armasuisse.
Une question demeure toutefois : cette augmentation de prix étant connue depuis des mois, les rats ont-ils quitté le navire avant de devoir assumer ce fiasco ? La vague de démissions de ce début d’année était déjà questionnable en soi, elle en devient aujourd’hui très suspecte. Il revient maintenant à Martin Pfister de tenter, tant bien que mal, de remettre de l’ordre dans ce grand foutoir que semble être son département. Ironie du sort, le nouveau conseiller fédéral en charge du dossier publiait le 27 mai dernier sur le site du DDPS une interview intitulée « Ma priorité est de rétablir la confiance ». C’est réussi !
Sources :
https://www.vbs.admin.ch/fr/conseil-federal-f35-prix-ferme
https://fr.statista.com/statistiques/550264/etats-unis-taux-d-inflation
https://www.vbs.admin.ch/fr/conseiller-federal-pfister-interview-letemps
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2170858/rapport-verificatrice-f35-avions-achat-couts
https://meta-defense.fr/2025/06/17/armees-americaines-apres-trump-vs-chine/
https://luftverteidigung.ch/fr/air2030-rafale-de-questions-citoyennes/